Dernière mise à jour : le 9 janvier 2024

Nazisme et géographie, ou la malédiction de la géographie politique

Date de publication : 23/10/2023

Cela fait plusieurs années déjà que je voulais écrire ce post. La lecture du titre explique largement ma prudence quant à ce que j’allais y écrire. De manière assez naturelle, on considère le nazisme comme le mal absolu, et on a tendance à avoir une vision simpliste des événements très troublés de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale. L’objet de ce post est de donner quelques clés de lecture sur le rôle de la géographie allemande dans l’établissement et l’organisation du IIIe Reich. L’idéologie nazie est indéfendable, mais ici il s’agit de parler du parcours d’êtres humains dans leur époque. Beaucoup de géographes universitaires défendirent une forme de géographie qui servit à l’idéologie nazie. Inversement, l’idéologie nazie apporta un certain nombre de thèmes en géographie. Bien entendu, cela ne signifie pas que tous les géographes étaient nazis ou partagés leurs idées.

Certains travaux toujours reconnus comme valables de nos jours sont de fait utilisés, voire encensés dans les manuels scolaires ou universitaires, comme la théorie des lieux centraux de Walter Christaller (1893-1969), publiée (par hasard, et vraiment par hasard), l’année de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler (1889-1945) en 1933. On l’ignore ou on ne veut pas savoir qu’elle servit à l’établissement de l’autorité allemande dans les territoires conquis entre 1939 et 1942 sous la forme du Generalplan Ost.

Je tiens à préciser que j’avais, jusqu’à effectuer un certain nombre de lectures, moi-même une vision encore trop simpliste. Ainsi, j’invite mon lecteur à approfondir par lui-même cette courte présentation du sujet.

Avant 1919 : le pangermanisme

Il est impossible de parler de la géographie allemande sans parler de Friedrich Ratzel (1844-1904). Initialement, il eut une formation en pharmacie et en zoologie qui marqua sa conception de la géographie. Il soutint sa thèse en 1868 sous la direction de Heinrich Alexander Pagenstecher (1825-1889). Autodidacte, son initiation à la géographie commença en 1870 lors de la guerre franco-prussienne pendant laquelle il s’engagea dans les troupes prussiennes. Après la guerre, il voyagea en Italie en 1872 et aux États-Unis en 1873 pendant lesquels il nota ses observations de nature biologique, systématique, morphologie et sur le comportement animal. Ses résultats furent publiés dans la revue Kölnische Zeitung et au sein d’un ouvrage de synthèse, Zoologische Briefe vom Mittelmeer (1873). Dès cet ouvrage, il considérait que la Nature était un grand organisme. Il poursuivit ses voyages en tant que journaliste scientifique entre 1873 et 1875 en visitant le pourtour de la Méditerranée, les États-Unis et le Mexique. De retour en Allemagne en 1875, il soutint une thèse d’habilitation en géographie à Munich. Il devint ainsi géographe à la chaire de l’université technique de Munich en 1876. Il centra sa biogéographie autour de la notion d’Umwelt (environnement). Pour lui, il était évident qu’un peuple primitif était influencé par son relief et son climat. En 1886, il finit sa carrière à la chaire de géographie de la prestigieuse université de Leipzig.

En 1890, la Ligue pangermaniste fut fondée. Friedriech Ratzel y adhéra. Il participa, à partir de 1891, en tant que président de 1891 à 1904, au débat politique de la Weltpolitik (politique mondiale) concernant la place de l’Allemagne dans le monde, lancé par Guillaume II (1859-1941), empereur allemand de 1888 à 1918. Friedriech Ratzel fut très engagé sur les questions coloniales en tant que membre fondateur du Kolonialverein (Comité colonial). Dans ce but, il encouragea la cartographie des colonies africaines acquises sous Otto von Bismarck (1815-1898), chancelier de Prusse de 1867 à 1871, chancelier de l’Empire allemand de 1871 à 1890.

Pour Friedrich Ratzel, il ne s’agissait que d’une application de sa théorie de l’anthropogéographie, forgée en 1882 à partir de ses études démographiques concernant les migrations et les formes d’invasion, et d’une influence notable de la pensée de l’écologiste Ernst Haeckel (1834-1919) entre 1868 et 1870.

Avant de poursuivre, il est bon d’évoquer l’œuvre d’Ernst Haeckel. Avec Generelle Morphologie der Organismen (1866), il fonda une nouvelle discipline, l’œcologie. Elle avait pour objet la connaissance de la « maison », pris dans le sens général de la Terre. Elle ne pouvait s’appeler « économie », plus proche de son objet, car la science existait déjà, et ne signifiait absolument pas ce que souhaitait Ernst Haeckel. Cet aparté est nécessaire pour comprendre l’approche scientifique de l’écologie fut également longtemps entachée par le nazisme. En effet, elle servit à la construction des théories eugénistes nazies afin de justifier l’existence d’un homme « aryen », alors qu’Ernst Haeckel croyait en la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin (1809-1882). Proche des courants pangermanistes dont la Ligue pangermaniste, il fonda en 1906 l’Union moniste allemande, et qui fut dissoute par les Nazis dès 1933, preuve de l’absence de lien entre l’écologie d’Ernst Haeckel et ce qu’en feront les hommes politiques. La Ligue pangermaniste fut, quant à elle, dissoute en 1939.

L’influence d’Ernst Haeckel se fit ressentir dans l’ouvrage Sein und Werden der organischen Welt (1869). Toutefois, Friedrich Ratzel finit par s’en éloigner, jugeant que sa vision moniste, c’est-à-dire un système considérant l’ensemble des choses comme étant réductible à un seul et unique principe, n’expliquait pas la répartition du vivant. Il finit par être critique de Charles Darwin. Il reprochait à la théorie de l’évolution proposée son incorrigibilité. Plus généralement, il devint un observateur des progrès dans les connaissances scientifiques, mais restait sceptique quant à leur valeur.

Le principe général guidant l’approche ratzélienne est assez simple. Toute activité humaine suit les mêmes principes de croissance, de déclin et de décomposition des plantes. Il est à noter que l’idée existait déjà chez Karl Ritter (1779-1859) qui considérait le territoire comme un organisme. La pensée de Friedrich Ratzel est résumée au sein de cinq ouvrages essentiels : (1) Études sur les espaces politiques (1895), (2) État et sol (1896), (3) Géographie politique. Une géographie des États, du commerce et de la guerre (1898), (4) Allemagne. Introduction à une science du pays natal (1898), et La Terre et la Vie. Une géographie comparée (1901-1902). Néanmoins, son ouvrage de synthèse intitulé Biogéographie générale, représentant un corpus de plus de 1000 pages, ne fut jamais achevé.

Dans ce texte peu connu, car non publié, Friedrich Ratzel y exposait l’idée fondamentale que l’anthropogéographie n’était qu’une branche de la biogéographie générale. Son but était d’expliquer la répartition au XIXe siècle des végétaux et des animaux, dont fait l’Homme. Il est impossible de bien comprendre Politische Geographie (1898) sans avoir lu, ou du moins me concernant pris connaissance, de l’intégralité de l’œuvre ratzélienne.

Pour Friedrich Ratzel, l’État était un organisme lié au sol. Il développa une biogéographie dans laquelle l’État est une forme d’extension de la vie. La notion d’interaction est le moteur de ce lien. En tant qu’être vivant, tout État s’enracine dans son sol. Pour assurer sa survie, il doit mobiliser ses ressources naturelles et peut subit une amputation. Cette pensée fut complétée par l’anglais Herbert Spencer (1820-1903), le père du darwinisme social. Dans ce cadre, les États sont engagés dans une lutte perpétuelle. Seuls les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles. Cet ajout à la pensée ratzélienne est bien entendu en opposition avec ce que Friedrich Ratzel lui-même pensait de la théorie de Charles Darwin.

À partir de 1901, Friedrich Ratzel introduisit dans sa pensée la notion d’espace vital (pour un État). Il l’illustre en citant des exemples issus de ses voyages : la Chine et les migrations chinoises, les États-Unis et la conquête de l’Ouest, et le Royaume-Uni et son expansion coloniale. À partir de ce cadre, il tenta de comprendre la situation de l’espace vital allemand. À la différence de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, l’Empire allemand accueille un ensemble hétéroclite de populations, et, paradoxalement, de nombreux Allemands ne situent pas sur le sol de l’Empire allemand. Pour assurer sa cohérence et pour regrouper un jour tous les Allemands ensemble, l’Empire allemand se devait d’être une puissance mondiale. Sa théorie fut mise à l’épreuve par la Première Guerre mondiale (1914-1918), qui permit l’étude des relations objectives entre espace et puissance, menée notamment par Joseph Partsch (1851-1925). Toutefois, comme pendant la période du nazisme, aucun géographe ne participa à l’élaboration concrète d’une opération militaire. De fait, tous les propos tenus par Friedrich Ratzel et ses disciples influencèrent peu les débats politiques du moment.

1919-1933 : la République de Weimar dans la tourmente

Le diktat, selon l’expression d’Adolf Hitler, du traité de Versailles du 28 juin 1919 eut pour effet de radicaliser les géographes allemands. Il faut rappeler que ce fut le géographe français Emmanuel de Martonne (1873-1955) qui traça les frontières à l’est de l’Europe. Comme grandes réussites, on lui doit, entre autres, le « couloir de Dantzig » et l’invention de la Yougoslavie. Pour ceux qui voudraient le vérifier, il suffit de lire les débats concernant l’élaboration du traité de Versailles entre janvier et juin 1919.

Il était normal que, en réaction à ce géographe français qui avait défini leur pays, un certain nombre de géographes allemands, universitaires ou non, étaient profondément mécontents. Ils fondèrent leur propre école de géographie afin de définir, ou plutôt de poursuivre la définition de l’espace allemand dans un cadre pangermaniste.

Parmi eux, Karl Haushofer (1869-1946) était l’un des géographes pangermanistes les plus connus. À la différence de Friedrich Ratzel, il s’agissait d’un homme plutôt tourné vers le terrain. Il débuta une carrière militaire à partir de 1887, et suite à une mission diplomatique en Extrême-Orient de 1908 à 1910, il écrivit sa thèse, Orientations fondamentales dans le développement géographique de l’Empire japonais (1854-1919), soutenue après la guerre en 1919. Ce texte fut influencé par l’une de ses lectures pendant la guerre, L’État, comme forme de vie (1916) de Rudolf Kjellén, inventeur du terme "géopolitique" en 1900.

Entre 1919 et 1939, Karl Haushofer devint professeur d’enseignement supérieur en géographie et s’imposa comme une autorité intellectuelle. À partir du 4 avril 1919, il noua une amitié avec Rudolf Hess (1894-1987), un proche d’Adolf Hitler (1889-1945). Grâce à Rudolf Hess, il semble qu’il rencontra une dizaine de fois Adolf Hitler entre 1922 et 1938, mais aucune source ne précise la nature de leur conversation. Il est par conséquent très difficile de prétendre que Karl Haushofer ait pu influencer les idées d’Adolf Hitler. Toujours est-il qu’il était hanté par la grandeur de l’Allemagne. Ainsi, Adolf Hitler incarnait, pour lui, l’ordre, le respect et le rassemblement des Allemands hors d’Allemagne, déjà défendu par Friedrich Ratzel.

Subissant la double influence de Friedrich Ratzel et Rudolf Kjellén, pour Karl Haushofer, il fallait construire une géopolitique. Il distinguait « géographie politique » et « géopolitique ». Le premier était l’observation et l’exercice du pouvoir étatique sur un territoire donné. Le second correspondait à l’activité politique dans l’espace vital dans le cadre d’un processus politique historicisé.

Il étudia dans ce cadre les densités démographiques et les minorités allemandes hors d’Allemagne. Il fut frappé par l’enclavement et l’étroitesse de l’Allemagne issue du traité de Versailles du 28 juin 1919. Selon lui, seuls les grands ensembles avaient un avenir. Afin d’étayer sa thèse, il mena une réflexion multiscalaire aux échelles du continent européen et du monde. Elle était nourrie par Le déclin de l’Occident (1916) du philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936). Il arriva à la conclusion que, pour briser son enclavement, l’Allemagne devait détruire les empires coloniaux de ses adversaires.

1933-1945 : le triomphe et la chute du nazisme

Karl Haushofer connaissait la thèse de 1904, formulée par Harlford MacKinder (1861-1947) concernant les concepts de World Island et du Heartland. En 1940, Karl Haushofer interpréta le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 comme la réalisation d’une unification du Heartland. Néanmoins, cela fut contrarié par le fait que le Japon, membre de l’anti-Komintern, signé le 25 novembre 1936 par l’Allemagne, l’Italie et le Japon, désapprouva cette alliance. Pour la contrer, le traité de neutralité du 13 avril 1941 fut signé entre l’U.R.S.S. et le Japon. Si bien que lorsque Hitler se lança à la conquête de l’U.R.S.S. à partir de juin 1941, le Japon ne participa pas à une éventuelle tenaille.

Par ailleurs, Karl Haushofer sous-estima la puissance des États-Unis, probablement à cause de sa politique isolationniste et du krach du 24 octobre 1929. Pourtant, il comprit qu’ils possédaient un atout décisif pour remporter le conflit : ses ressources industrielles, financières et scientifiques. À l’opposé, il ne perçut pas l’invulnérabilité de leur territoire grâce à son éloignement des champs de bataille, que soit dans le Pacifique ou en Europe. Il n’anticipa leur alliance avec l’U.R.S.S. qui contrôlait réellement le Heartland. Que ce soit en U.R.S.S. ou aux États-Unis, il ne prévit pas la mise en place en un temps record d’une production de masse de bateaux, d’avions et de tanks.

Néanmoins, Karl Haushofer ne fut jamais membre du parti nazi, à la différence de Walter Christaller par exemple. Il occupa entre 1933 et 1936 des responsabilités majeures dans les actions visant les Allemands de souche habitant hors de frontières de l’État allemand. À partir de 1936, il dut compter sur Rudolf Hess afin de protéger sa famille des lois de Nuremberg de 1935, car son beau-père était non-aryen, donc sa femme, Martha, l’était également. À partir de 1939, son ouvrage Les frontières fut censuré par le régime nazi, car il soulevait la question de la population allemande du Tyrol du Sud, rattaché en 1919 à l’Italie, alliée de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, il put poursuivre la publication de ses travaux pendant la guerre dans sa revue Zeitschrift für Geopolitik. Peu avant la fin du conflit, un nouveau coup dur frappa Karl Haushofer. Le 20 juillet 1944, son fil Albrecht Haushofer (1903-1945) participa à l’attentat contre Adolf Hitler fomenté par le colonel Claus von Stauffenberg (1907-1944). Karl Haushofer fut arrêté et détenu par la Gestapo du 28 juillet au 31 août 1944, or il condamnait clairement l’attentat. Après le 8 mai 1945, il fut de nouveau arrêté par les forces états-uniennes, et subit un interrogatoire au terme duquel il fut libéré. « Je n’ai jamais eu Mein Kampf sous les yeux avant que le premier livre eût été imprimé, et j’ai refusé d’en rendre compte, estimant qu’il n’avait rien à faire avec la géopolitique » (Karl Haushofer lors de son interrogatoire en 1945). En clair, Karl Haushofer se voulait être dans une démarche scientifique en construisant une discipline reposant sur des faits, tandis qu’Adolf Hitler défendait une idéologie totalitaire. Le 10 mars 1946, Karl et Martha Hausfoher furent retrouvés morts dans leur jardin par leur second fils, Heinz Haushofer ; ils s’étaient suicidés.

Il est à noter qu’Albrecht Haushofer finit par être arrêté par la Gestapo en décembre 1944, et exécuté en avril 1945. Contrairement à son père, il était membre de la résistance allemande au nazisme. Avant sa fuite, il était géographe et diplomate comme son père. Deux géographes, deux façons d’utiliser la géographie !

Au regard de la vie des Haushofer, il est difficile de croire qu’ils aient pu avoir une quelconque influence dans la conception nazie de l’espace vital. L’œuvre reste davantage théorique qu’appliquée. Karl Haushofer, contrairement à une solide image d’Épinal, ne fut jamais le conseiller géographique d’Adolf Hitler, tout comme Emmanuel de Martonne ne fut jamais qu’un expert parmi d’autres pour tracer les frontières post-1919, même s’il est admis qu’il eut un rôle déterminant.

En pratique, l’Allemagne eut une capacité remarquable à s’approprier et à exploiter toutes les richesses de l’Europe conquise en termes de matières premières, d’usines ou d’hommes, malgré quelques absurdités économiques comme le service de travail obligatoire (S.T.O.). Néanmoins, la démarche spatiale d’Adolf Hitler était loin d’être cohérente et rationnelle au niveau de l’espace vital théorisé par les géographes. Il mena une politique opportuniste en marchant vers l’Est en suivant davantage des buts de guerre pragmatiques que des considérations pangermanistes, à savoir le contrôle des ressources et l’élimination de l’U.R.S.S.

L’histoire de la géographie allemande dite classique (1871-1969) n’a pas encore livré tous ses secrets. L’historien Nicolas Ginsburger souligne vigoureusement dans l’un de ses articles. Alors, si ça vous tente de faire une recherche sur le sujet...

Maxime Forriez.

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