Les Croisades en Orient (1095-1270), sus aux idées reçues !
Date de publication : 07/02/2022
Voici un post qui n’est pas simple à écrire. Depuis la décolonisation, la montée de l’arabisme et de l’islamisme, il est devenu difficile de parler des Croisades sans provoquer un tollé. Elles constituent toujours de nos jours un acte dont les Occidentaux ont honte, et lorsque l’on connaît ce qu’elles furent réellement, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Elles demeurent un acte géopolitique classique qui n’a rien d’exceptionnel dans l’histoire de l’humanité.
Je préfère, dès les premières lignes de mon texte, clairement affirmer ce qu’elles ne furent pas : un choc des religions. Y eut-il des tensions entre communautés religieuses ? Bien entendu, mais l’Islam à la fin du XIe siècle était loin d’être unifié. Les conflits entre les chî’ites et les sunnites faisaient rage depuis la fin du Xe siècle. L’Orient était sous tension avec l’existence de trois khalifats (Cordoue, Le Caire et Bagdad), et, quelque part les Croisés leur fournirent l’occasion de s’unir contre un ennemi commun. Les Musulmans entre eux se combattaient déjà bien avant l’arrivée des Croisés. Les communautés juives et chrétiennes en terres musulmanes étaient largement tolérées, et ne connurent pas davantage de persécutions que les Juifs en Occident par exemple. De fait, les Croisades n’avaient pas pour objectif de rechristianiser la Palestine et la Syrie. Il n’y avait aucun motif religieux sérieux en leur sein. Toutefois, comme souvent dans l’Histoire, la religion servait de prétexte afin d’exalter les troupes. Néanmoins, que ce fût en Orient ou en Occident, la religion faisait partie du quotidien de ces hommes, et on ne peut comprendre les Croisades sans admettre cette réalité, devenue difficile à appréhender dans des sociétés occidentales largement laïcisées.
Qu’étaient venus faire les Croisés en Orient ? En réalité, on les avait appelés ; on leur avait demandés de venir. C’est sans doute le point le plus important à retenir de tout ce texte : les Croisés répondirent à l’appel au secours d’Alexis Ier Comnène (1058-1118), empereur d’Orient de 1080 à 1118. En première ligne par rapport au monde musulman, les Byzantins s’inquiétaient des nouveaux protecteurs du khalifat de Bagdad, les Turcs seljûqides, anciens esclaves qui prirent le pouvoir aux Bûyides en 1055, à la demande d’al-Qa’im, khalife abbasside (sunnite) de Bagdad de 1031 à 1075. Assez rapidement, les Turcs seljûqides firent irruption en Anatolie byzantine, et annexèrent les deux tiers du plateau, réduisant en peau de chagrin l’Empire romain d’Orient. Acculé, l’empereur n’ayant plus de troupes régulières, avait besoin de mercenaires pour restaurer son armée. Malgré le schisme de 1054 avec Rome, il n’eut pas d’autres choix de faire appel à l’Occident, dont l’expérience militaire face aux Normands et aux Arabes, notamment, lui avait donné une excellente réputation dans ce domaine. Il est clair que, si Alexis Ier Comnène avait su ce qu’il allait provoquer, il se serait abstenu.
Les Occidentaux évoluaient toujours dans un monde extrêmement violent. À la fin du Xe siècle, l’Église tentait d’imposer la « paix de Dieu », consistant essentiellement à ne pas s’attaquer à quelqu’un de désarmer. Elle fut par la suite l’une des clés de voûte de la chevalerie, largement codifiée par des rites religieux. Un peu plus tard, la trêve de Dieu au XIe siècle consistant à se combattre en suivant un calendrier précis, avait fortement encouragé les guerriers à partir pour l’Orient. Pour l’heure, surtout en Francia occidentalis, les guerres privées faisaient rage pour un oui ou pour un non, notamment autour de la question des cadets. Si le problème des bâtards avait été éjecté par la solution carolingienne de l’abbatiat et par l’affirmation d’un mariage chrétien ritualisé, la question des cadets se posait toujours au Xe siècle ; la primogéniture mâle s’imposa certes un peu partout, notamment au sein de la famille royale des Capétiens, mais l’absence de revenus liés à une rente foncière était la cause de nombreux conflits familiaux.
L’appel du pape Urbain II, en réponse à Alexis Ier Comnène, à la croisade en Orient, était une solution inespérée pour la plupart des cadets. Ils pouvaient aller guerroyer au nom de la Chrétienté très loin de l’Occident, et accumuler gloire et richesse. Bien entendu, de nombreux aînés partirent également en croisade. Toutefois, il est largement méconnu que le plus célèbre d’entre eux, Godefroi de Bouillon (vers 1058-1100), duc de Lotharingie de 1089 à 1096, vendit la totalité de ses biens et de ses titres avant de partir en Terre Sainte. En faisant cela, il était clair qu’il avait besoin d’argent pour partir, mais surtout qu’il n’avait pas l’intention de revenir...
L’objectif de ce post n’est pas de parler des actions militaires en elles-mêmes. La plupart sont de hauts faits d’armes que l’on se situe dans un camp ou dans l’autre, mais il est bon de rappeler pourquoi la Première Croisade fut une surprise pour les Turcs seljûqides. Elle se déroula en deux temps : une croisade dite populaire menée par Pierre l’Ermite et une croisade des barons menée par Godefroi de Bouillon. La première fut celle qui provoqua le « bazar » dans les Balkans lors de son passage. C’étaient des hommes inexpérimentés au maniement des armes et qui croyaient dur comme fer que Dieu compenserait ce manque. Ce ne fut bien entendu pas le cas, et ils furent massacrés par les Turcs, avec le grand soulagement d’Alexis Ier Comnène qui craignait que cette armée indisciplinée se retournât contre Constantinople.
La croisade des barons fut autre chose. Une puissante armée, plutôt disciplinée, arriva devant les murs de Constantinople. Elle fit davantage peur à Alexis Ier Comnène, car l’expérience militaire de ces hommes en faisait de redoutables combattants. Il y eut un premier choc des cultures, car la plupart des barons prêtèrent serment, hommage, à l’empereur, qui ignorait totalement cette coutume. De fait, toute conquête dans le Proche-Orient devait être restituée à l’empereur, ce qui lui convenait... Malheureusement, la méconnaissance de la notion de contrat vassalique d’Alexis Ier Comnène fit dégénérer la croisade. Devant le manque de générosité de l’empereur - son refus de concéder en fiefs des terres aux chevaliers -, Godefroi de Bouillon et ses principaux lieutenants décidèrent de trahir l’empereur en s’appropriant en suivant la mode occidentale des terres et en y appliquant le modèle féodal. Comme dit précédemment, l’empereur ne pouvait rien y faire. De plus, les Croisés avaient besoin de guides pour les mener en Terre Sainte, une fois qu’ils y étaient, ils n’avaient plus besoin des représentants byzantins au sein de leur armée. Ce fut dans ce contexte que les Croisés, qui s’étaient imposés en Orient face aux Turcs seljûqides qui ne pouvaient percer leurs armures, et aux Byzantins, prirent Jérusalem le 15 juillet 1099. Il est à noter que ce fut la prise de la ville par les Turcs en 1078 qui avait provoqué l’appel d’Alexis Ier Comnène. La ville fut reprise moins d’un siècle après en 1187 par Çalâh al-Dîn (1138-1193), sultan d’Égypte et de Syrie de 1174 à 1193.
Godefroi de Bouillon devint le premier roi de Jérusalem de 1099 à 1100. Il fut le premier d’une longue série de rois qui s’égrenèrent jusqu’au XIIIe siècle. 1270 fut l’année de la reprise de contrôle totale de la Palestine par les Musulmans. Pendant cette période, mis à part quelques massacres liés à des opérations militaires ciblées, la tolérance entre les communautés religieuses étaient la règle. Il y avait bien entendu des extrémistes dans les deux camps, la secte des Assassins étant le plus célèbre exemple du côté musulman, mais, entre deux courtes périodes de paix, cela se passait plutôt bien.
De fait, selon Michel Balard, les Croisades furent d’abord et avant tout un moment d’échanges entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, entre l’Occident chrétien et l’Orient orthodoxe. Venise, Pise et Gênes firent du commerce avec la Palestine, la Syrie et l’Égypte. Ce fut dans ce cadre que le complot vénito-égyptien contre Constantinople vit le jour en 1202. Les villes italiennes commerçaient également avec Constantinople et les principales villes de la mer Noire. L’accroissement de ces échanges n’aurait pu se faire sans la protection des Templiers ou des Hospitaliers, moines-soldats protecteurs de la Terre Sainte.
Côté orthodoxe, les Chrétiens d’Orient ne comprenaient rien à la notion de « croisade ». Elle faisait du pape un chef de guerre, alors que c’était l’empereur d’Orient qui devait tenir ce rôle selon les coutumes romaines. L’émergence des États latins en Terre Sainte organisés selon le modèle des concessions féodales, perturba tout l’Orient musulman, puis à partir de 1204, l’Orient orthodoxe.
Les Croisades en Orient furent stoppées pour deux raisons. (1) L’évacuation de la violence de l’Occident vers l’Orient afin de faire accepter les règles d’héritage et le pouvoir royal des Capétiens avait fonctionné. Au XIIIe siècle, jamais il n’y eut une société aussi équilibrée qu’en Occident médiéval. Dommage que cela fut perturbé par la reprise du conflit franco-anglais et les crises du XIVe-XVe siècle ! (2) Les Croisades apportaient de la gloire, mais coûtaient très cher, et face au déferlement mongol à partir des années 1250-1260 dans le Proche-Orient, il fallait envoyer toujours plus d’hommes, d’armes, d’argent afin de maintenir les États latins. Il ne faut pas oublier que la croisade contre les Albigeois au XIIIe siècle avait également coupé une partie de l’alimentation en hommes vers l’Orient. Pourquoi partir en Orient lorsqu’on peut partir dans le Midi de la France ?
Par ailleurs, la prise de Constantinople par les Croisés en 1204 avait rendu public le véritable objectif des Croisades (cf. post sur le sujet), et avait démotivé de nombreux jeunes hommes à y participer. Néanmoins, les Hongrois tentèrent de monter une croisade de secours en 1396 qui fut un lamentable échec face aux redoutables Turcs ottomans. Philippe le Bon (1396-1467), le duc de Bourgogne de 1419 à 1467, lors du célèbre banquet du Faisan en 1454 à Lille et à Arras, avait relancé l’idée d’une croisade en Terre Sainte, afin de montrer sa supériorité militaire au roi de France. Bien entendu, la croisade ne partit jamais.
Il y aurait beaucoup à dire bien entendu sur un phénomène qui dura deux siècles, mais il faut surtout retenir que personne ne joue le rôle du « méchant » dans cette histoire. Les Croisés profitèrent de la situation politique lamentable de l’Orient pour s’imposer. Ils reculèrent dès que les Mongols arrivèrent parce qu’ils étaient plus forts qu’eux, et qu’ils avaient suscité une union temporaire chez les Musulmans pour en finir avec les Francs ; à choisir entre un Franc et un Mongol, les Musulmans préférèrent le Mongol...
Certains voient dans les Croisades une première tentative de colonisation occidentale. Néanmoins, y avait-il vraiment cette volonté chez les Croisés ? N’oublions pas qu’ils ne restèrent que le long des côtes de la Palestine et de la Syrie. Ils ne s’aventuraient que très rarement vers l’intérieur des terres. Il est par conséquent difficile de valider ou d’invalider cette interprétation. Ma conviction personnelle, de ce que je connais des Croisades, est qu’il s’agissait plutôt de « camps croisés » pour organiser des razzias, donc quelque chose de temporaire, sans volonté de réelle conquête durable. La situation dans l’empire d’Orient était peut-être différente par contre, mais cela n’est pas une croisade à proprement dit.
Voilà ! J’espère que vous avez appris quelques subtilités géopolitiques sur les Croisades en lisant ces quelques lignes.
Maxime Forriez.
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