La féodalité a-t-elle existé ?
Date de publication : 09/12/2021
La question posée peut paraître étrange. N’importe qui a appris grâce à l’école, grâce aux histoires telles que Game of thrones, ou grâce aux films que la féodalité était une réalité du Moyen Âge. Pourtant, la notion même reste très discutée chez les historiens.
Le problème principal de cette notion est qu’elle ne date pas de l’époque à laquelle elle est censée faire référence. Aucun texte du Moyen Âge n’évoque l’idée même de féodalité. Ce fut une notion inventée au XVIIe siècle pour désigner des temps anciens pendant lesquels le roi de France n’était qu’un seigneur parmi les autres seigneurs. L’idée fit son chemin puisque la Révolution française mit fin aux « droits féodaux » en 1789.
Si l’on suit en détail l’histoire de la Francia occidentalis, puis de la France, on s’aperçoit assez rapidement qu’il est très complexe de proposer une période pour la féodalité, car tout suit une trajectoire logique à partir de jalons historiques parfois très anciens. Il est par conséquent très difficile de poser une date précise marquant le début de la féodalité. Ce qui est frappant est que la société du IXe siècle n’est plus la même au XIIIe siècle. Toutes les organisations, les façons de vivre, avaient profondément changé. C’est d’ailleurs l’image du XIIIe siècle qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque le Moyen Âge, comme si avant il n’y avait rien.
La féodalité désigne une vaste période non uniforme en fonction des grandes régions entre le IXe et le XIIIe siècle. Le IXe siècle fut marqué par la décomposition du pouvoir royal de la Francia occidentalis, et le XIIIe siècle par la reprise en main spectaculaire du pouvoir royal par la jeune France naissante. Entre les deux siècles de référence, il y eut une féodalisation, puis une mise en ordre de celle-ci. Ce fut la combinaison de plusieurs changements dans la société qui aboutirent à une redistribution des hiérarchies en Francia occidentalis, puis en France, et qui s’étendit avec beaucoup moins de rigueur, sauf en Italie, en Europe occidentale. En effet, la Germanie avait su conserver un pouvoir royal fort. L’Angleterre ne connut la féodalité que par l’entremise des Normands après la conquête de Guillaume le Bâtard en 1066. De fait, la féodalité était un problème spécifique à la Francia occidentalis, puis la France. L’unique certitude est que la féodalité fit évoluer le nom du territoire carolingien d’origine vers un nouveau nom spécifique.
Commençons par les fameux jalons historiques. Le capitulaire de Pîtres de 864 posa les bases d’une révolution juridique : la territorialisation du droit (cf. post sur le sujet). Cela ne paraît pas grand-chose de nos jours, mais cet acte permit d’affirmer le pouvoir d’un titulaire de charges publiques devant gérer un territoire. Ce dernier pouvait édicter ses propres lois sur son propre territoire, ce qui n’était pas possible avant. Le second texte fondateur de la féodalité est le capitulaire de Quierzy-sur-Oise de 877. Pour bien comprendre ce texte, il faut savoir que, avant lui, l’hérédité des charges publiques était impossible. Tout duc, comte ou marquis était un fonctionnaire révocable par le souverain. Il était hors de question que la charge publique devinssent héréditaire. Cela aurait menacé le pouvoir central du roi ou de l’empereur. Tout changea avec l’arrivée des Normands. Âgé, en 877, Charles II le Chauve devait se rendre en Italie. Pour s’assurer de la fidélité de ses fonctionnaires pendant son absence, et éviter toute alliance avec l’ennemi, il accepta de signer ledit capitulaire, mais il mourut quelques semaines plus tard, laissant une ouverture dans laquelle toute l’aristocratie allait s’engouffrer.
Comment devenait-on un grand féodal ? Déjà, il faut balayer une idée fortement ancrée. Ne devinrent de grands féodaux que les aristocrates déjà en place, dont certains avaient encore des liens avec la vieille aristocratie romaine. Il existe des cas où le lignage aristocratique est incertain, mais, pour entretenir une armée, il fallait être riche, donc aristocrate.
Il faut également préciser l’incertitude des titres et l’absence de hiérarchie entre eux. Certains aristocrates se faisaient appeler duc, d’autres comte, et plus rarement marquis. S’il existait une hiérarchie sous Charlemagne, entre la fin du IXe siècle et le début du Xe siècle, elle n’avait plus de sens. Ce ne fut que par la pratique que naquit une hiérarchie entre duc et comte. Un duché était un vaste territoire, tandis qu’un comté était de taille plus modeste. Néanmoins, une nouvelle fois, tout cela naquit d’un empirisme fort confus. Les immenses comté de Flandre et comté de Toulouse ne furent jamais des duchés.
Sous les Carolingiens, apparut également le serment vassalique. Il s’agissait d’un serment de fidélité entre un seigneur (dominus), généralement le roi, et un aristocrate qui le reconnaissait comme étant son supérieur hiérarchique. En échange de ce serment, le vassal recevait un cadeau soit sous forme pécuniaire, soit sous forme de terres, qui n’étaient alors qu’une simple propriété foncière.
Avant de définir la notion, il faut bien comprendre que le serment vassalique carolingien était très éloigné de la notion d’hommage, le lien par excellence de la vassalité du Moyen Âge classique.
Le serment vassalique allait prendre un sens nouveau pendant les incursions normandes. Vous étiez un aristocrate fortuné. Un certain nombre d’aristocrates plus modestes venait se réfugier dans vos propriétés, parce que vous aviez les moyens de les fortifier. Vous n’alliez pas les loger, les nourrir, eux et leurs familles, gratuitement. De fait, le dominus exigeait qu’on lui prêtât un serment vassalique, jusque-là réservé au roi. Là, commençait à se dessiner la notion d’hommage, car il y avait une réciprocité dans les relations. Le dominus devait payer son vassal pour sa participation au combat. En général, titulaire d’une charge publique qui était en train de devenir héréditaire, le dominus se permettait d’octroyer une terre (la seigneurie) à son vassal et de lui offrir parfois une charge publique comtale, charge publique qui devint elle-même héréditaire. Ainsi, naquit le contrat vassalique entre un dominus et un vassal, contrat qui prévoyait une réciprocité empirique des relations entre les deux partis comme l’établit Fulbert de Chartres dans sa célèbre lettre datant de 1025 les expliquant clairement.
Les relations féodo-vassaliques permirent de déléguer la défense de ce que l’on a appelé les principautés territoriales, c’est-à-dire des territoires dirigés par un dominus puissant et riche qui s’était octroyé des prérogatives régaliennes comme nous venons de le voir. Il n’y en eut pas beaucoup, mais les principautés furent déterminantes dans l’établissement du Moyen Âge classique. Il y eut le comté de Flandre, le duché de Normandie, le duché de Bretagne, le duché de Bourgogne, le duché d’Aquitaine et le comté de Toulouse. Tous ces territoires étaient mouvants ; la notion de frontières n’existait pas. Aux principautés, il faut ajouter des territoires mouvants autour du domaine royal d’Île-de-France : les comtés picards, le comté de Vermandois, le comté de Reims, le comté de Champagne, le comté d’Anjou, le comté de Blois, etc., territoires qui furent très rapidement repris en main par les rois à partir du XIIe siècle.
Les soldats étant des aristocrates de seconde zone, si je puis le dire ainsi, qui prêtaient serment, peu à peu les milites devinrent les chevaliers au sens médiéval du terme. La chevalerie établit des codes précis avec l’aide de l’Église, parmi eux, l’hommage, cérémonie au cours de laquelle le jeune aristocrate qui avait appris le maniement des armes chez son futur dominus, allait lui prêter serment de fidélité. Si devenir prince territorial était mission impossible pour n’importe qui, n’importe qui avait un peu d’argent pouvait devenir chevalier. Le prince territorial confiait son administration locale à un comte, qui lui avait rendu hommage, qui lui-même confiait une châtellenie à un vassal qui lui avait également rendu hommage. Il se mit en place un système hyper-décentralisé basé sur la défense du territoire face aux Normands. Ce fut ainsi que la Francia occidentalis se couvrit de forteresses très particulières, les châteaux forts, d’abord en bois au Xe siècle, puis en pierres à partir du XIe siècle. Il est à noter que l’apparition des structures en pierres se fit dans un contexte où l’invasion normande avait été refoulée. Elles allaient de fait servir à autre chose, notamment pendant les guerres entre les grands princes territoriaux, entre les princes territoriaux et leurs vassaux.
Il s’est par conséquent bien passé quelque chose entre le IXe et le XIIIe siècle, mais quoi ? La féodalisation est un processus de mieux en mieux connu qui ne laissa place à aucune improvisation, tout se fit dans la continuité juridique posée par les rois ou empereurs carolingiens. De plus, contrairement à une idée fortement ancrée, la féodalisation reposait davantage sur l’entraide que la force. Ne surinterprétez pas mes propos ! Elle se fit dans la violence la plus totale, mais l’idée de base était bien de s’entraider face aux Normands qui menaçaient toute la Francia occidentalis. Ce ne fut qu’après leur départ et après un éclatement des pouvoirs régaliens que les violences entre principautés constituées, ou voulant se constituer, éclatèrent à partir de la fin du Xe siècle. Seul un être sacré, le roi, pouvait mettre de l’ordre dans ce sac de nœuds. Profitant du sacre, il fit prêter à bon nombre de féodaux un hommage lige, c’est-à-dire un hommage supérieur à tous les autres hommages qu’avaient pu prendre lesdits féodaux. Peu à peu, par cette méthode, les rois reprirent en main la jeune France dès la fin du XIIIe siècle, qui marquait la fin des temps féodaux.
Il aurait tant d’autres choses à évoquer sur le sujet, mais j’espère que ce modeste texte vous poussera à regarder en détail les temps féodaux qui permirent l’invention de la France.
Maxime Forriez.
Annexe : Les devoirs réciproques du vassal et du seigneur
À Guillaume[1], glorieux duc d’Aquitaine, [de la part de] l’évêque Fulbert[2] : l’aide de ses prières. Invité à écrire sur la teneur de la fidélité (de forma fidelitatis), j’ai noté brièvement pour vous, d’après l’autorité des livres, ce qui suit.
Celui qui jure fidélité à son seigneur doit toujours garder en mémoire les six mots suivants : sain et sauf (incolume) ; sûr, honnête (honestus), utile, facile, possible. Sain et sauf, afin qu’il ne cause de dommage au corps de son seigneur. Sûr, afin qu’il ne nuise pas à son seigneur en livrant son secret ou aux ouvrages fortifiés (municionibus) qui lui procurent la sécurité. Honnête, afin qu’il ne porte pas atteinte aux droits de justice [de son seigneur] ni à d’autres éléments où son honneur paraît engagé. Utile, afin qu’il ne fasse pas de tort aux possessions [de son seigneur]. Facile et possible, afin qu’il ne rende pas difficile à son seigneur le bien que celui-ci pourrait facilement faire, et que ce qui lui était possible ne lui devienne pas impossible. Il est juste que le fidèle (fidelis) se garde ainsi de nuire à son seigneur, mais ce n’est pas ainsi qu’il mérite son chasement. Car il ne suffit pas de s’abstenir de faire le mal, il faut aussi faire le bien. Il importe donc que dans les six domaines mentionnés ci-dessus, il fournisse fidèlement à son seigneur le conseil et l’aide (consilium et auxilium), s’il veut paraître digne de son bénéfice (beneficium) et s’acquitter de la fidélité qu’il a jurée. Le seigneur aussi doit rendre en toutes ces choses la pareille à son fidèle. S’il ne le faisait pas, il serait taxé à juste titre de mauvaise foi (malefidus), de même que [le fidèle] qui serait surpris en train de manquer à ses devoirs, par action ou par consentement, serait coupable de perfidie et de parjure.
Je vous aurais écrit plus longuement si je n’avais été occupé, parmi tant d’autres choses, par la reconstruction (restaurations) de notre cité et de notre église, il y a peu détruite entièrement dans un horrible incendie[3]…
The letters and poems of Fulbert of Chartres, n°51, edited and translated by Frederick Behrends, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 90-92 (XCIII-298 p.) [Oxford Medieval Texts]
[1] Guillaume V le Grand (vers 969-1030), duc d’Aquitaine de 995 à 1030
[2] Fulbert (entre 952 et 970-1028), évêque de Chartres de 1007 et 1028
[3] Le 8 septembre 1020, la cathédrale de Chartres disparut dans les flammes. Fulbert se démena pour financer la construction d’un nouveau bâtiment. La crypte de l’ancienne cathédrale subsiste encore. Cet événement permet de dater la lettre avant le 9 juin 1021.
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