La notion de Regnum francorum
Date de publication : 21/09/2020
Lors de mes deux posts sur la présentation et la définition des sources, j’avais précisé que certaines expressions sont intraduisibles, car elles renvoient à des concepts, des idées, une culture. Ce constat est également vrai pour une langue d’où est issue le français, le latin. Dans ce post, je vais vous exposer quelques éléments sur le concept juridique de Regnum francorum (le Royaume des Francs), et vous allez voir que la réalité à laquelle renvoie cette expression est latine est telle qu’il vaut mieux la conserver afin d’éviter toute confusion liée à la traduction littérale de l’expression.
Qu’est-ce que le Regnum francorum ? C’est une conception politique, administrative, militaire et culturelle issue de la fusion entre le monde romain et le monde franc. La notion recouvre tant de champs qu’il est difficile d’en dresser une liste exhaustive.
Petit rappel pour ceux qui méconnaissent cette partie de notre histoire... À partir des IVe-Ve siècles, les peuples germaniques, au-delà du limes romain, vinrent s’installer au sein de l’empire et y fondèrent des royaumes vassaux, rattachés à l’Empire romain. Ce système incompréhensible, aujourd’hui, était, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, un mécanisme mis au point par les Romains afin d’intégrer de nouveaux peuples à leur culture, l’unique différence entre le Haut et Bas-Empire romain est que, sous le Haut-Empire romain, l’assimilation était externe, liée à de nouvelles conquêtes, tandis que, sous le Bas-Empire romain, elle était interne par la technique du foedus, consistant à conclure un traité avec un peuple barbare légitimant leur installation à l’intérieur de l’Empire romain ; les Barbares étaient là, au sein de l’Empire, il fallait composer avec eux, car leur nombre et leur dispersion faisaient qu’il était impossible pour l’armée impériale de les refouler. Parmi ces peuples, les Francs arrivèrent au Ve siècle. Les historiens datent le début de leur expansion vers 407.
N.B. Les termes au « Haut » et « Bas » sont des termes neutres issus de l’historiographie du XIXe siècle. « Haut » signifie plus ancien que « Bas », c’est tout ! Il ne faut en aucun cas y voir, comme l’ont fait beaucoup d’historiens, une connotation négative.
Après la déposition de Augutus Romulus en 476, les Francs conquirent la totalité du territoire de la Gaule sous Clovis Ier (vers 466-511), avec une délimitation proche de ce qu’est la France actuelle, mais ce n’est pas encore la France. En effet, pas de confusion, la France n’apparaît dans les sources qu’au XIIIe siècle sous le règne de Philippe II Auguste (1165-1223).
Clovis (ou Chlodowicus) dirigeait un royaume au nord de la Gaule avec pour capitale Tournai. C’était un homme qui parlait latin et qui, comme les autres peuples barbares, était un excellent connaisseur de la culture romaine. Pourquoi et comment réussit-il à réunifier la Gaule au détriment des autres peuples barbares (les Burgondes, dont le royaume se situait entre la Loire et les Alpes ; entre la Seine et la Loire, une zone gallo-romaine dirigée par Syagrius (430-487), baptisé le « roi des Romains » par Grégoire de Tours, avec pour capitales Paris, Reims et Orléans ; au sud, entre la Loire et jusque la péninsule ibérique, le royaume wisigoth avec pour capitale Toulouse ; l’Armorique, quant à elle, était restée celto-romaine) ?
La vie au temps des Mérovingiens était loin d’être facile : discordes, meurtres, guerres et pillages étaient le quotidien. Il faut bien comprendre que cet état de fait ne concernait pas uniquement les puissants, mais également le peuple. Cela était principalement dû aux lois qui régissaient ces peuples barbares. Nous connaissons beaucoup d’éléments les concernant, car n’importe qui pouvait demander à être jugé selon la loi de son peuple, dans n’importe quel royaume barbare. C’est un peu comme si un Allemand commettant des forfaits en France et s’y étant fait arrêter, demandait à être jugé selon les lois allemandes au moment de son procès. C’est assez difficile à comprendre aujourd’hui, mais, à l’époque, c’était normal.
Une erreur qu’il faut absolument éviter est de penser que la notion d’État existait. Je rappelle, pour ceux qui l’ignorent, que cette notion n’apparut qu’au XVIIe siècle avec les traités de Westphalie (1648), et que l’État westphalien a mis près de deux siècles à devenir la norme sur la planète entière. À l’époque, un roi était davantage un chef de bande qu’un roi au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Néanmoins, il se devait de donner l’exemple. L’épisode du vase de Soissons en 486/487 l’illustre parfaitement. Par ailleurs, le roi ne gouvernait jamais seul ; il avait des conseillers, des chambriers, des connétables et des référendaires. Il imposait son administration de ses provinces, via ses comes (comtes) et ses ducs (en charge de la défense militaire au niveau des provinces frontalières).
L’État n’existant pas, il est logique qu’aucune population civile n’y soit rattachée. La notion de territoire est extrêmement floue. Même si les historiographes tracent des limites, il est difficile d’en juger de leur pertinence. Le droit de battre monnaie n’est pas exclusivité du roi. La notion de souveraineté n’existe pas (elle n’apparut qu’au XIVe siècle avec la guerre de Cent ans). Bref, il faut s’enlever toutes conceptions contemporaines pour bien entrer dans ce monde qui n’est pas le nôtre.
Néanmoins, cela restait un monde de droits. C’est ce qui rend la période difficile à comprendre. Grégoire de Tours, Salvien de Marseille, Jordanès, etc. sont des sources donnant l’impression que rien n’est géré, que rien ne fonctionne. Pourtant, sans être idyllique, les peuples barbares étaient très sensibles aux apports du droit romain. Le nouveau monde post-476 était un monde de fusion entre le droit germanique et le droit romain, et par extension les deux sociétés, les deux cultures.
Nous connaissons particulièrement bien le droit franc, ou plutôt la loi des Francs saliens (ou loi salique), dont les sources principales datent du VIIe siècle (sous le règne de Dagobert Ier). C’était un droit d’abord et avant tout civil et pénal. Il gérait particulièrement les relations familiales et le droit à l’héritage. Si la loi salique resta célèbre parce qu’elle permit au XIVe siècle d’exclure les femmes de la succession de la couronne de France, afin d’éviter que le Royaume de France ne tombât entre les mains du roi d’Angleterre, elle était beaucoup plus complexe que cela au temps des Mérovingiens. Effectivement, elle prévoyait des dispositions afin que les femmes n’héritassent pas de terres. Toutefois, elles pouvaient recevoir en biens des meubles ou des bijoux.
Au niveau du droit pénal, le wergeld (le prix du sang) s’appliquait. Dans les lois germaniques, il était admis qu’un tarif permettait de racheter un crime : infliger une blessure grave, 30 sous d’or ; commettre le meurtre d’un homme âgé entre 25 et 50 ans, 300 sous d’or ; commettre le meurtre d’un homme âgé de plus de 65 ans, 100 sous d’or, etc. Tout, j’écris bien tout, était codifié. Ces sommes étaient versées au famille en guise de compensation, et réglaient le différend entre elles. La culpabilité des accusés était déterminée par l’ordalie ou le duel judiciaire (le jugement de Dieu). Si jamais, une solution devant un juge ne pouvait être trouvée, les familles étaient en droit de pratiquer la faida (ou vengeance privée). Ces jugements étaient d’autant plus faciles que tout homme était un guerrier. Il est à noter qu’un tiers de ces amendes, le fredum (argent de la paix), était versé au roi.
Le droit romain apporta un droit public permettant de gérer les embryons d’institutions franques, notamment par les notions d’utilitas et de res publica. L’utilitas est la capacité du roi et de son aristocratie à se rendre utile pour la collectivité. C’est par cette notion qu’il exerçait leur pouvoir sur leur peuple. En complément, la res publica était un système centralisé d’impôts pour le bien commun (routes, ponts, villes). Il reposait sur un système cadastral permettant sa répartition. Il disparut, mais il ne fut jamais oublié. Pour ne pas qu’il y ait de confusion, la droit romain n’impliquait aucun devoir. Par contre, un devoir procédait d’un droit. La relation n’était pas équivalente.
Le roi (rex) était le chef d’un peuple. Il exerçait l’autorité suprême, le bannum. Il était le dominus (le maître) de ce peuple et de son domaine. Clovis et ses successeurs mirent en place un pouvoir royal à l’intérieur du pouvoir impérial romain en déshérence.
Le baptême de Clovis (496 ou 506) était l’acte politique le plus important qui permit aux Francs de conforter leur mainmise sur la Gaule. L’Empire romain, malgré sa disparition, conservait une administration importante représentée par les évêques et les monastères de Gaule. Clovis eut l’idée de rallier à lui l’Église en se convertissant. Grâce à cette action, il pouvait, en plus de ces comes, avoir sous sa protection et son usage, une armée de lettrés pouvant affirmer son autorité sur la Gaule. Par ailleurs, Clovis ralliait à lui de grands propriétaires terriens. L’Église conservait ses biens en échange d’une protection et d’une participation active à l’administration franque. La conversion de Clovis permit également d’en finir avec l’hérésie arienne. Cela eut pour conséquence la fusion des aristocraties germaniques et romaines par des mariages chrétiens, ainsi que la fusion des peuples. Elle donna à Clovis le titre de « consul des romains ». Ainsi, les Francs étaient perçus les porteurs du pouvoir romain. Cet événement marqua l’installation des Francs au sein des structures romaines laissées en déshérence.
En 507, à la mort de Clovis, conformément à la loi salique, son royaume fut partagé entre ses quatre fils. Ceci est parfaitement conforme au fait que l’idée d’État n’existe pas ; le royaume étant composé de terres, il était divisible entre les fils (les filles étant exclues ne partagent). La res publica devint patrimoniale. Le partage fut laborieux : un royaume dit de Paris de Childebert (511-558), un royaume dit de Soissons de Clotaire Ier (511-561), un royaume dit d’Orléans de Clodomir (511-524) et le royaume dit de Reims de Thierry Ier (511-533)). À la suite de longues péripéties, Clotaire Ier finit par reformer le Regnum francorum de son père en 558. Malgré cet exploit, les historiens conservent un avis très négatif sur lui, car il s’était montré d’une violence extrême afin d’obtenir et de conserver le pouvoir. Entre autres, il tua son propre fils Chramme (entre 520 et 540-561) en le brûlant dans une cabane avec sa femme et ses enfants.
Pourtant, juridiquement, il fit évoluer la notion de Regnum francorum en inventant le titre de rex trium francorum (roi des trois royaumes) : deux grands royaumes : la Neustrie à l’ouest et l’Austrasie à l’est, et la Bourgogne au sud qui conserva son unité. La naissance des trois regna fit qu’il était désormais impossible de les diviser. Ces royaumes étaient la base juridique du nouveau partage entre les fils de Clotaire, ainsi que pour les rois mérovingiens qui suivirent. Toujours pour résumé ultra-rapidement une période très riche en événements, Clotaire II (584-629), fils Chilpéric et de Frédégonde, refit l’unité du Regnum francorum en l’agrandissant définitivement de la Bourgogne juste avant sa mort, et laissa deux fils : Dagobert Ier (vers 603-639) et Caribert II (entre 606 et 610 - 632). Le partage fut franchement inéquitable. Dagobert eut la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne, tandis que Caribert obtint l’Aquitaine. Lorsque ce dernier mourut en 632, et de mort naturelle, ce qui suffisamment rare à cette époque pour être remarqué, Dagobert devint le maître du Regnum francorum. Il s’assura de sa succession, et, pour limiter les luttes fratricides, il conforta la notion des trois royaumes qui servirent de base aux partages entre 639 - date de la mort de Dagobert - et 751 - date de l’usurpation carolingienne de Pépin le Bref - : la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne. La Bretagne, appelée ainsi suite à la migration des Bretons (de Grande-Bretagne), suite aux invasions saxonnes, angles et jutes, restait en dehors du Regnum francorum, et l’Aquitaine fut toujours vue comme une entité détachable de la Neustrie. Cette innovation juridique permit un partage serein entre Sigebert III (631-656) (Austrasie) et Clovis II (635-657) (Bourgogne et Neustrie) à la mort de Dagobert.
Afin de fixer ces territoires, la fonction de maire du palais (major domus) prit une importance considérable, à un tel point que la lignée des Pippinides finit par renverser le roi mérovingien. La période entre 639 et 751 se caractérise par la lutte entre les maires du palais. Les historiens ne furent pas tendre avec les rois mérovingiens qui les laissèrent faire. Ils les baptisèrent du sobriquet « les rois fainéants », mais ceci est une autre histoire...
J’espère que ces quelques éléments vous auront fait comprendre le caractère intraduisible de l’expression « Regnum francorum », car les mots français, « Royaume des Francs », connotent une réalité qui n’est pas celle du Moyen Âge. Notre imaginaire peut nous induire en erreur. Il s’agissait simplement de faciliter le partage entre les fils d’un roi mérovingien autour de trois royaumes, compilables entre eux en fonction des successions, et ainsi maintenir l’unité d’un vaste territoire franc. Dans ce cas, et uniquement dans ce cas, il vaut mieux ne pas traduire, non parce que l’on est pédant, mais parce que c’est une réalité passée qui n’a plus aucun sens de nos jours. Cela me permet d’ouvrir sur la mode dans les entreprises, voire la fonction publique, d’utiliser des anglicismes parfaitement traduisibles en français sans la même déformation pouvant exister pour l’expression du Regnum francorum. Je pense, en écrivant ces lignes, notamment à cette manie idiote d’appeler un appel téléphonique un « call », mais il y en a bien d’autres... À vous de les trouver !
Maxime Forriez.
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