L’héraldique, science ou méthode ?
Date de publication : 05/04/2021
Si j’avais mené jusqu’au bout mes études en histoire médiévale, je me serais spécialisé soit dans le domaine de l’héraldique, habitant dans le nord de la France à proximité de la Belgique, de l’Angleterre et de la Rhénanie, c’était un domaine en or, soit dans la numismatique, bref dans un domaine plutôt classé en archéologie ou en histoire de l’art. Aujourd’hui, je vais vous présenter les bases de cette discipline très complexe.
L’héraldique classe, décrit et étudie les armoiries, mais une interrogation demeure est-elle une science autonome ou est-ce une méthode historique ? La question n’est pas simple, car, si, a priori, je serai moi-même tenté de la classer dans les méthodes, elle dispose de spécificités pouvant la classer dans les sciences. Sans avoir la prétention de trancher le débat, je vais vous livrer quelques informations sur ce domaine passionnant.
Tout comme la monnaie, il est nécessaire de commencer par quelques informations juridiques. Depuis Napoléon III, il n’existe plus aucune règle de droit concernant les armoiries. Les familles ayant un blason disposent uniquement d’un droit d’exclusivité, c’est tout, car ce sont des « marques de reconnaissance, accessoires au nom de famille auquel elles se rattachent de matière indissoluble, que cette famille soit ou non d’origine noble ». Dit autrement, n’importe qui, qu’il ait le sang bleu ou pas, peut se confectionner un blason de nos jours à condition de ne pas emprunter celui du voisin. Toutefois, la tâche est ardue, car ne fait pas un blason qui veut ; il existe énormément des règles de mise en forme.
Contrairement à la monnaie, l’héraldique est une invention purement médiévale. S’il est possible de proposer une origine, elle se trouve essentiellement dans les grandes batailles du Moyen Âge. Il n’existe aucune origine antique. C’est important de le souligner. Par ailleurs, elle constitue une science close, car, dans la mesure où les armories officielles ayant pris fin depuis plus d’un siècle, tous les blasons sont connus. Toutefois, il est possible d’en découvrir de nouveaux, même si la chose demeure rare. Malgré cette exhaustivité, l’héraldique reste une science vivante, car l’interprétation des armes présentes sur tel ou tel écu est susceptible d’évoluer en fonction des connaissances historiques, notamment régionales, ce qui fait que l’héraldique est partiellement dépendante de la science historique. Ainsi, le symbolisme porté par les blasons n’a toujours livré tous ses secrets. Parmi les grands spécialistes français, Michel Pastoureau (né en 1947) ne cesse de nous étonner avec ses recherches, notamment autour de l’histoire des couleurs.
La période pré-héraldique débute au IXe siècle par le Poème en l’honneur de Louis le Pieux d’Ermold le Noir (vers 790-après 838) signalant que les Bretons avaient des boucliers noirs les distinguant des Francs. Notker (vers 840-912) écrivit que les guerriers francs se distinguaient par leur bouclier. C’était ainsi que les petits-fils de Charlemagne se différenciaient sur le champ de bataille. Abbon de Fleury (entre 940 et 945-1004) nota que les Normands, lors du siège de Paris en 885, avaient des boucliers peints de toute sorte de couleurs, ce qui permettait de les distinguer des Francs. Toutefois, la tapisserie de Bayeux évoque la bataille de Hastings en 1066. Un passage montre Guillaume le Conquérant désarçonné. Il fut obligé de relever son casque afin de prouver à ses troupes qu’il était toujours vivant. Dit autrement, vers 1080, les armoiries n’existaient pas encore en tant que telles. Par ailleurs, il devait urgent d’être reconnaissable sur les champs de bataille, surtout lorsque l’on commandait des troupes. Néanmoins, Harold, lui, portait un bouclier avec un dragon. De fait, une origine brito-normande semble être la plus vraisemblable. Cela étant, on n’en sait rien.
Les armoiries apparaissent au XIIe siècle. Comme cela a été mentionné, elles obéissaient à des objectifs pratiques. En général, on présente les armoiries de Geoffroy Plantagenêt (1113-1151) comme étant les plus anciennes. D’après la chronique datant de 1170, elles lui auraient été remises en 1127 par Henri Ier Beauclerc (vers 1068-1135), roi d’Angleterre de 1100 à 1135, lors de son adoubement. L’adoption des armoiries par les guerriers est fulgurante en moins d’un siècle ; il en existait pour les souverains, les ducs, les comtes, les marquis, les chevaliers bannerets, les chevaliers, les écuyers, puis un peu plus tard vers le XIIIe siècle, les ecclésiastiques, les communes, les femmes, les roturiers (bourgeois ou paysans), etc.
Pour bien commencer, un peu de vocabulaire. Est-ce qu’une armorie ? D’après René Mathieu (1946), « ce sont les emblèmes en couleur, propres à une famille, à une communauté ou plus rarement à un individu, et soumis dans leur disposition et dans leur forme à des règles spéciales qui sont celles du blason ». Une armorie se décompose en cinq éléments : en haut (1) un tabrequin à gauche et à droite, correspondant à une pièce de tissu, et, au centre, (2) un timbre pouvant être un casque, une couronne, une mitre, etc. - cela dépend de la fonction du possesseur des armes ; la partie centrale et principale est composé de (3) l’écu qui donne la forme générale de l’armoirie dans lequel (4) un blason est dessiné ; en bas, figure en général (5) une devise. On peut ainsi mieux cerner l’objet de l’héraldique. Il s’agit de l’étude des armoiries consistant à analyser les signes exprimant l’identité et la personnalité du détenteur d’ « armes », désignant l’écu seul, au travers les cinq éléments présents. Celles-ci sont personnelles et peuvent, de fait, remplacer un nom sur un arbre généalogique.
La partie la mieux connue du grand public reste le blason. Toutefois, il ignore la manière de le décrire. Par exemple, le blason du roi de France est dit d’azur à trois fleurs de lis d’or. Je vais vous expliquer ce jargon, mais il faut insister qu’il ne s’agit pas d’un vocabulaire pédant, mais plutôt traditionnel ; c’est ainsi qu’on en parlait au quotidien. Néanmoins, il ne faut pas croire que le vocabulaire n’a pas évolué avec le temps. Par exemple, au Moyen Âge, armes et armoiries sont des termes interchangeables, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Dernier point à évoquer avant de passer à des éléments plus spécialisés : la notion d’armoriaux. Ce sont des recueils d’armoiries confectionnés à partir du milieu du XIIIe siècle afin de s’y retrouver dans toutes les familles européennes. Environ 350 armoriaux sont connus. Les armoriaux anglais et allemands sont tous inventoriés et édités, tandis que les armoriaux français restent méconnus. Michel Pastoureau est le dernier historien à avoir fait avancer le sujet.
Ce dernier classe les armoriaux en trois grandes catégories : (1) les armoriaux occasionnels compilés à l’occasion d’un tournoi, d’une campagne militaire ou d’une réunion politique ; (2) les armoriaux institutionnels regroupant les armes de la plupart des corps constitués ; (3) les armoriaux ordonnés classant la totalité des blasons connus. Tout homme pouvait adopter des armoiries à condition de ne pas prendre celles du voisin... Bref, il ne faut pas croire que tous connaissent toutes les armoiries européennes.
À l’origine, l’écu était de forme triangulaire en France. Sous une influence espagnole, il évolua vers une pointe arrondie dite en accolade à partir du XVe siècle en France, du XVIIIe siècle en Angleterre… Cette géométrique rappelle bien entendu le bouclier d’abord en bois, puis en métaux. Pour amortir les coups, les boucliers étaient parfois renforcés par des fourrures stylisées. Les mots en gras sont repris avec une signification différente dans le vocabulaire de l’héraldique. Néanmoins, il existe d’autres formes d’écu : en amande, en losange pour les femmes, sauf les abbesses qui en avaient un carré, etc. À partir du XVIe siècle, les armes devinrent de véritables signatures.
Les armoiries disposent de deux éléments : (1) les émaux et (2) les figures. Les émaux correspondent à des couleurs. Toutefois, le terme « couleur » désigne un groupe de couleurs particulières en héraldique. Les émaux se subdivisent en métaux, couleurs et fourrures.
Les métaux sont : l’or (jaune), l’argent (blanc) et le fer (gris). Ce dernier fut ajouté par les Allemands. Les couleurs sont : le gueule (rouge) (non ! ce n’est pas une faute, c’est bien un substantif masculin dans ce cadre), le sable (noir), l’azur (bleu), le sinople (vert) et le pourpre (le violet). À quelques exceptions près, une règle émergea. Il était interdit de mettre un métal sur un autre métal, et, de même une couleur sur une autre couleur. Parmi les exceptions les plus célèbres, citons les armes de Godefroy de Bouillon : croix d’or sur champ d’argent.
Les fourrures ne désignent pas un émail précis, mais un ensemble bichromatique. À partir de là, on rentre dans la complexité. Citons deux exemples : l’hermine et le vair. L’hermine figure des touffes noires de queue de l’animal disposées en quinconce sur un pelage blanc. Toutefois, il est possible d’inverser les couleurs. Dans ce cas, il s’agit d’une contre-hermine. Le vair alterne des clochettes bleues et blanches disposées en bande. Si les couleurs sont inversées, il s’agit de même d’un contre-vair.
Revenons aux armoires royales françaises : « azur à trois fleurs de lis d’or ». Vous remarquez que la règle concernant les métaux et les couleurs est respectée. Sur un fond bleu, est dessiné un lis jaune. Du côté des Plantagenêt, Geoffroy Plantagenêt avait des armoiries d’azur à dix lionceaux d’or, c’est-à-dire un fond bleu avec des lionceaux en jaune.
Les émaux ont leur symbolisme, et là rien ne remplace, pour l’instant, les écrits de Michel Pastoureau sur le sujet. L’or symbolise l’intelligence ; l’argent, le jugement ; le sable, la volonté farouche, etc. Il est à noter que le gueule renvoie à la force, au courage, à la science, à la fermeté et à la fidélité. Cette dernière qualité explique largement pourquoi jusqu’au XIXe siècle les mariées étaient en rouge. Toutefois, c’est également le symbole de la sottise et de la bâtardise. Chaque émail renvoie de fait à une double symbolique qu’il faut être capable d’interpréter en fonction des éléments historiques.
Pour compliquer un peu la création d’une armoirie, il faut savoir qu’il existe des hiérarchies entre les couleurs renvoyant à la hiérarchie sociale du possesseur des armes. De manière indicative, pour l’exemple, l’or supplante le sable, lui-même supplante l’hermine, elle-même supplante le vair, lui-même supplante l’argent. Toutefois, les règles dépendent beaucoup des particularismes locaux.
Avec les figures, on franchit une nouvelle étape dans la complexité de l’étude des armoiries. À partir du XVe siècle, les écus subissent de plus en plus de partitions (ou « cases »). Chaque ligne formant la partition ainsi obtenue sur l’écu correspond à une pièce. En fonction des besoins du propriétaire, les éléments figurés peuvent se déplacer de pièce en pièce sur l’écu, c’est pour cette raison qu’on les appelle les meubles. À partir de là, cela devient vraiment technique, et un jargon de plus en plus spécialisé apparaît. Pour illustrer ces partitions, prenons un écu en accolade. On peut soit le diviser en quatre partitions, soit le diviser en six partitions, formant des sortes de carrés pour le premier, et des sortes de rectangles pour le second. La partie (ou pièce) supérieure du premier s’appelle le chef, tandis que la partie inférieure, la pointe. Au croisement entre la ligne (ou pièce) verticale et la ligne horizontale se situe la pièce du cœur. La seconde partition comprend au centre de l’écu deux points d’intersection. Celui du haut est appelé point honorable, celui du bas, nombril. Il existe des noms pour chaque ligne (pièce), mais je vous les épargne.
Les partitions doivent avoir la même taille. De même que pour les pièces, il existe un vocabulaire fleuri pour les désigner. Intéressons-nous plutôt aux meubles, c’est-à-dire aux figurés présents dans chacune des partitions. Nous avons évoqué précédemment avec Geoffroy Plantagenêt qu’il pouvait s’agir d’un animal. Bien entendu, chaque animal évoque une caractéristique symbolique. Le lion (lion de profil prenant appui sur ses pattes arrières) et le léopard (lion à quatre pattes regardant de face) évoquent la générosité, la force et le courage. L’aigle symbolise la force et la puissance. Le sanglier évoque le courage. On trouve aussi des guivres (serpents), des dauphins, des dragons, des griffons, etc. Avec le roi de France, on trouve une représentation végétale. On distingue les arbres (chêne, oranger, grenade) des feuilles (trèfle, lis). Pour finir, beaucoup plus rare, il existe des figures empruntées à la construction comme la tour.
Notons quelques expressions pour finir sur les blasons et les écus. On peut « relever les armes », c’est-à-dire prendre possession des armes liées à une terre. On peut « écarteler ses armes » c’est-à-dire insérer les armes d’une terre dans son propre blason. On peut « diffamer les armes », c’est-à-dire apposer la marque d’une trahison ou d’un crime. Plusieurs exemples peuvent être mentionnés. Jean d’Avaisne insulta Marguerite de Valois, sa mère, en présence du roi Louis XI. En représailles, le roi fit arracher la langue et les griffes du lion d’Avaisne. Un autre exemple est le blason de Robert d’Artois. Il avait été un faussaire - au Moyen Âge, il s’agit de faux en écritures - et un faux-monnayeur. De fait, le roi Philippe IV le Bel fit « renverser son blason », c’est-à-dire le mettre à l’envers.
Quelques mots sur les timbres. Un heaume ouvert désigne un roi ou un empereur, un demi-ouvert, un prince de sang, et un heaume regardant à gauche, un bâtard reconnu. À partir du XIVe siècle, des couronnes apparurent au-dessus du heaume en Angleterre. Les timbres ecclésiastiques les plus répandus sont la mitre pour un évêque ou un abbé, et la tiare pour le pape. Les magistrats ont pour symbole un mortier.
Au niveau du tabrequin ou au-dessus du timbre, on trouve un cri. Initialement, il s’agit d’un vrai cri de guerre correspondant à un défi guerrier. « Montjoie ! saint Denis » par exemple pour les rois de France. Progressivement, le cri devient un jeu de mots renvoyant à la devise.
La devise est placée sous l’écu. « Dieu et mon droit » par exemple pour l’Angleterre.
Il est à noter que, parfois, l’écu est supporté soit par des animaux (dits les supports), soit par des humains (les tenants), soit par des objets (les soutiens).
L’ensemble des armoiries est posé sur un manteau renvoyant à manteau de cérémonie du titulaire.
Voilà ! Vous savez à peu près tout ce qu’il faut savoir sur l’héraldique, du moins pour débuter vos découvertes sur de bonnes bases. Néanmoins, est-ce une science ou une méthode ? Comme je vous l’avais annoncé, pour moi, il s’agit d’une méthode, car, sans les sources écrites, il apparaît bien difficile d’interpréter une armoirie. La symbolique médiévale est l’une des plus passionnante et des plus complexes existante. Elle demande beaucoup d’apprentissage, mais surtout de combat sur soi-même pour ne pas apposer notre propre symbolique contemporaine. Le cas de la couleur rouge est le plus marquant. Si je ne vous avais pas dit que c’était le symbole de la fidélité, vous auriez certainement vu une mariée en blanc, et non en rouge, au Moyen Âge. Notez qu’il s’agit également de la couleur des prostituées... Dans l’histoire du Bleu, Michel Pastoureau explique comment le bleu remplaça le rouge en tant que couleur la plus répandue.
Par ailleurs, la combinaison des couleurs peut être source de confusion. L’or symbolise la richesse, la noblesse et la foi, mais également la fausseté, la félonie, l’avarice, la jalousie et la paresse. Le sinople matérialise la beauté, la jeunesse et la vigueur, mais également le désordre, la folie, l’infidélité et l’avarice. Maintenant, combinons le jaune et le vert, et nous obtenons... la folie ou le désordre ! De fait, les connaissances nécessaires pour comprendre tout cela font de l’héraldique une science des symboles à part entière. Vous l’aurez compris, chaque position est défendable, mais cette question sans réponse méritait d’être posée.
Maxime Forriez.
Références incontournables :
André Chedeville & Bernard Merdrignac, 1998, Les sciences auxiliaires en histoire du Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 332 p.
Robert Delort, 1969, Introduction aux sciences auxiliaires de l’Histoire. Paris, Armand Colin, 380 p. [U]
René Mathieu, 1946, Le système héraldique français, Paris, J-B. Janin, 312 p.
Michel Pastoureau, 2018, L’art héraldique au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 240 p.
Pour en savoir plus en ligne et avoir des illustrations des émaux et des figures : http://dardel.info/heraldique/Heraldique.html
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