La bataille de Poitiers (732 p.-C.)
Date de publication : 17/09/2020
Tout le monde a appris à l’école une ligne par cœur concernant cette célèbre bataille : « Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers en 732. » Je vais peut-être vous étonner, mais cette phrase résumant un événement historique est totalement fausse. Elle représente un reliquat de ce que l’on apprenait aux enfants sous la IIIe République, mais, depuis, les Historiens ont un peu travaillé...
Que sait-on de cette bataille ? Une nouvelle fois pas grand-chose. Nous disposons d’un texte très court évoquant le massacre des Arabes, et nous ne savons pas où eut lieu cette bataille, donc nous n’avons aucune source archéologique.
On dit que « l’histoire est écrite par les vainqueurs ». Nous avons vu dans le topo sur la peste noire que l’on pouvait écrire l’histoire en utilisant des sources qui, à la base, n’étaient pas des documents historiques. La bataille de Poitiers illustre autre chose. Seule la version de l’émirat de Cordoue nous est parvenue. Nous connaissons l’existence de cette bataille uniquement par les vaincus. L’un de mes enseignants en histoire médiévale, Jean-Pierre Arrignon, nous avait expliqué en cours que c’est comme si les Francs avaient honte de cette bataille, qu’ils avaient cherché à la faire disparaître de leur histoire. En quoi une si écrasante victoire sur l’ennemi mécréant pouvait-elle être si méprisable ?
Déjà, la base est de savoir comment les « Arabes » eurent-ils l’idée de se rendre à Poitiers ? En 711, les Arabes franchirent les colonnes d’Hercule. À leur tête, Jabal Târiq (?-720), le gouverneur de Tanger (depuis 710) commandait un corps de 6 000 hommes, plus Berbères qu’Arabes. Par déformation, il donna son nom au détroit, qui, depuis, s’appelle Gibraltar. Ils conquièrent facilement l’Espagne wisigothe en écrasant l’armée du roi Rodéric, qui régna de 710 à 711, sur le rio Barbate le 19 juillet 711. L’installation des Arabo-berbères dans le sud de l’Espagne se fit sans grand problème. Rodéric, mort sur le champ de bataille, était détesté par une partie de son peuple, et il avait entrepris une persécution contre les Juifs d’Espagne, qui accueillirent les troupes de Târiq en libérateur, plutôt qu’en oppresseur. Ils prirent et pillèrent Cordoue, Malaga et Tolède. Ils s’installèrent dans un territoire qu’ils baptisèrent Al-Andalus. Le calife umayyade de Damas chargea un wali (un gouverneur) d’administrer la nouvelle province de son empire.
Le nouveau wali El-Samh, arrivé au printemps 719, conduisit ses troupes au-delà des Pyrénées, en Gaule, au temps des Francs. Ils s’emparèrent de la Septimanie en pillant Nîmes, Narbonne et Carcassonne. Il semble que, dès le départ, il ne s’agissait que de quelques raids, ou razzia, et non une volonté de conquête comme en Espagne. Les Arabo-berbères restèrent plutôt dans le sud de la Gaule. Ils ne s’aventuraient que très rarement plus au nord. Le 9 juin 721, El-Samh trouva la mort devant Toulouse, défendue par le duc d’Aquitaine, Eudes (vers 631-735). Contrôlant la Septimanie, on sait que les Arabo-berbères faisaient régulièrement des raids vers le nord, comme celui de la vallée du Rhône en 725 pendant lequel ils pillèrent la riche ville d’Autun dans le Morvan.
En 721, un nouveau wali, Abd ar-Rahmân (?-732), entendit parler des richesses de l’abbaye Saint-Martin de Tours. Il décida un nouveau raid : à partir de Pampelune, il franchit les Pyrénées par l’ouest, vainquit Eudes d’Aquitaine, et mit à sac Bordeaux, avant de prendre la direction de Tours. Charles de Herstal (vers 640-768), devenu maire du palais en 714 de Neustrie et d’Austrasie, accepta d’aider Eudes à stopper le raid d’Abd ar-Rahmân. Charles avait tout le temps nécessaire pour empêcher le sac de Tours, mais il semble avoir plutôt choisi d’attendre les troupes d’Abd ar-Rahmân aux alentours de Poitiers.
On situe la bataille entre Poitiers et Tours au lieu-dit du « Vieux Poitiers » à Châtelreau, distant de 30 km de Poitiers et de 70 km de Tours.
Les Arabo-berbères n’avaient aucune chance. Ils étaient probablement très chargés. Saint-Martin était renommé pour son or. Leurs chevaux devaient être fatigués. En face d’eux, il y avait l’armée franque, des fantassins, motivés à reprendre les biens volés. Abd ar-Rahmân eut probablement la mauvaise idée de charger dans le tas pensant faire une percée et retourner à Bordeaux, son camp de base. Son erreur fut de négliger l’arme extraordinaire que posséder les Francs : leur épée. On sait aujourd’hui qu’ils ne manipulaient pas leurs épées comme au Moyen Moyen Âge. Ils la faisaient tourner comme les hélices d’un hélicoptère au-dessus de leur tête. On sait également qu’une épée franque pouvait couper un cheval en deux, ainsi qu’un solide rocher. Si les guerriers étaient espacés de deux-trois mètres, imaginez le massacre qu’ils firent lors de la charge du wali. Voilà comment Charles gagna son surnom « Martel », donné à tout bon chrétien qui réussit à vaincre des Arabes.
La déroute fut totale. Abd ar-Rahmân fut tué. Les Francs pourchassèrent les survivants, reprirent Bordeaux, et chassèrent les Arabes présents, depuis les raids d’El-Samh, en Aquitaine, en Bourgogne, dans la vallée du Rhône et en Provence. Au final, les troupes d’Abd ar-Rahmân se replièrent en Septimanie, à Narbonne, d’où elles ne furent chassées qu’en 759 par les troupes de Pépin le Bref (vers 715-768), fils de Charles Martel, lors de sa conquête de l’Aquitaine (Pour bien comprendre, l’Aquitaine était un territoire à part dans le Regnum Francorum, le duché est quasiment indépendant). Jamais les Arabo-berbères ne revinrent piller la Gaule, puis la France.
Même si Charles Martel échoua devant Narbonne, sa victoire était totale et dut faire du bruit dans tout l’Occident, particulièrement à Rome. À titre personnel, Charles refit l’unité des royaumes francs. Sa réputation dut devenir supérieure à celle de son maître, le roi de la dynastie des Mérovingiens en place. Cette renommée dut faciliter le coup d’État de son fils, Pépin en 751.
Pourquoi parle-t-on de raids plutôt que de conquêtes ? L’hypothèse la plus souvent retenue est que, à la différence de la Gaule, les Arabes s’installèrent en Espagne parce que son climat était méditerranéen, et que la topographie était proche de ce qu’ils connaissaient. Il est par conséquent peu probable qu’ils aient eu envie de s’installer en Gaule. Ils n’étaient appâtés que par les richesses de ses monastères, et ils pensaient qu’ils étaient faciles à piller.
Pourquoi la bataille n’est pas évoquée dans les sources chrétiennes ? Comme évoqué précédemment, le sac de Tours était évitable. Il est probable que Charles l’ait laissé faire afin d’avoir un événement suffisamment choquant pour l’ensemble de la Chrétienté dans le but de pouvoir réunifier le Regnum francorum en décomposition depuis les successeurs de Dagobert Ier. Si tout semble avoir été calculé par Charles, sa victoire ne pouvait être que le signe manifeste de Dieu sur terre. Cela permettait de décrédibiliser la dynastie des Mérovingiens, et de faciliter l’avènement d’une nouvelle, désormais perçue comme plus apte à régner. Tout va bien pour lui alors, me diriez-vous. En réalité, non. Nous ne savons pas quelque chose d’important. A-t-il rendu le butin volé par les Arabes ? Saint-Martin, rappelons-le si vous n’avez pas compris, était le monastère le plus riche d’Europe. Existant toujours aujourd’hui, ses trésors pillés ne semblent jamais lui avoir été rendus... Dans ce contexte, il paraît aisé de conclure que Charles l’a tout simplement pris pour financer ses nombreuses entreprises militaires qui eurent lieu jusqu’à sa mort en 741. Toutefois, sa renommée le sauva, le pape lui-même semble avoir fermé les yeux sur cet acte, mais on décida de vite oublier la bataille de Poitiers. Elle ne fit sa réapparition dans l’historiographie française qu’au XVIe siècle.
Comment la connaissons-nous alors ? Grâce à un texte appelé l’anonyme de Cordoue, datant de 752, nous avons une description sommaire de la bataille qui a profondément marqué les successeurs d’Abd Ar-Rahmân. Voici le texte traduit :
« Abd-el-Rahman, voyant la terre pleine de la multitude de son armée, franchit les montagnes des Basques et, foulant les cols comme les plaines, s’enfonça en pillant à l’intérieur des terres des Francs ; et déjà, en y pénétrant, il frappe du glaive à tel point qu’Eudes, s’étant préparé au combat de l’autre côté du fleuve appelé Garonne ou Dordogne, est mis en fuite ; Dieu seul connaît le nombre de morts et de mourants. Alors Abd-el-Rhaman en poursuivant le susdit duc Eudes décide d’aller piller l’église de Tours en détruisant sur son chemin les palais et en brûlant les églises. Lorsque le maire du palais d’Austrasie en France intérieure, nommé Charles, homme belliqueux depuis son jeune âge et expert dans l’art militaire, prévenu par Eudes, lui fait front. À ce moment, pendant sept jours, les deux adversaires se harcèlent pour choisir le lieu de la bataille, puis enfin se préparent au combat, mais, pendant qu’ils combattent avec violence, les gens du Nord demeurant à première vue immobiles comme un mur restent serrés les uns contre les autres, telle une zone de froid glacial, et massacrent les Arabes à coups d’épée. Mais lorsque les gens d’Austrasie, supérieurs par la masse de leurs membres et plus ardents par leur main armée de fer, en frappant au cœur, eurent trouvé le roi, ils le tuent ; dès qu’il fait nuit le combat prend fin, et ils élèvent en l’air leurs épées avec mépris.
« Puis le jour suivant, voyant le camp immense des Arabes, ils s’apprêtent au combat. Tirant l’épée du fourreau, au point du jour, les Européens observent les tentes des arabes rangées en ordre comme les camps de tentes avaient été disposés. Ils ne savent pas qu’elles sont toutes vides ; ils pensent qu’à l’intérieur se trouvent les phalanges de Sarrasins prêtes au combat ; ils envoient des éclaireurs qui découvrirent que les colonnes d’ismaélites s’étaient enfuies. Tous, en silence, pendant la nuit, s’étaient éloignés en ordre strict en direction de leur patrie. Les Européens, cependant, craignent qu’en se cachant le long des sentiers, les Sarrasins ne leur tendent des embuscades. Aussi, quelle surprise lorsqu’ils se retrouvent entre eux après avoir fait vainement le tour du camp. Et comme ces peuples susdits ne se soucient nullement de la poursuite, ayant partagé entre eux les dépouilles et le butin, ils retournent joyeux dans leurs patries. »
L’anonyme de Cordoue, poème latin de la seconde moitié du VIIIe siècle, éd. J. Taillan, Paris, 1885, p. 38-40 (vers 1376 à 1437).
Un élément important est à relever. Dans le texte d’origine, l’auteur emploie « europeani » pour désigner les Francs. C’est la première fois qu’on les appelle par ce terme, « Européens », dans une source médiévale.
Un dernier point est à souligner. Nous ne savons pas quand la bataille eut lieu. La date la plus probable est 732, mais Jean-Henri Roy et Jean Deviosse dans leur ouvrage intitulé Bataille de Poitiers (1966), proposent la date du 17 octobre 733.
Il faut faire une remarque important le Abd ar-Rahmân de cette histoire, ne doit pas être confondu avec son successeur, un Umayyade, qui, en 756, fonda l’émirat de Cordoue sous le nom de Abd ar-Rahmân Ier (vers 731-788), et qui y régna jusqu’à sa mort en 788.
Vous comprenez maintenant que rien n’est vrai dans cette phrase scolaire, et qu’elle cache une histoire largement méconnue et pleine d’hypothèses. Charles n’était pas encore « le marteau », les « Arabes » étaient des Berbères, et « 732 » n’est qu’une approximation historiographique.
Maxime Forriez.
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