Dernière mise à jour : le 9 janvier 2024

La liaison entre l’histoire et la géographie est-elle toujours pertinente ?

Date de publication : 26/11/2020

Voilà une question qui se pose depuis des années ! La mutation de la géographie française dans les années 1960 fit voler en éclats les liens historiques entre les deux disciplines. Pourtant, d’un point de vue académique, elles restent liées par un concours mélangeant les deux. Cette particularité française fait du C.A.P.E.S. d’histoire et de géographie l’un des concours les plus difficiles permettant l’accès à l’enseignement secondaire. De nombreux étudiants, à majorité issus d’une formation en histoire, s’y heurtent tous les ans, car il est attendu des candidats une « maîtrise » des deux disciplines, qui ont pris des trajectoires épistémologiques fort différentes.

J’ai une spécificité. Je suis diplômé dans les deux disciplines. Même si j’ai un doctorat en géographie, je n’ai jamais rien eu contre l’histoire, bien au contraire. J’ai arrêté ma formation en histoire parce que je ne me sentais pas la force d’aller jusqu’au doctorat, une fois ma maîtrise en poche. Je voulais me spécialiser en histoire médiévale, mais deux aspects m’ont fait renoncer à cet objectif. Le premier est simplement technique. Le Haut Moyen Âge, la période qui m’intéressait, nécessitait une maîtrise du latin que je n’avais pas, et que je savais ne jamais atteindre. Je suis très mauvais en langues. Par ailleurs, les travaux plus intéressants sont écrits en allemand, ce qui fait une deuxième langue à apprendre, puis de nombreuses sources sont écrites en grec byzantin, ce qui en fait une troisième. Bref, pour proposer une recherche intéressante, il m’aurait fallu apprendre des tas de langues, or j’ai toujours eu une grande difficulté à appréhender les logiques linguistiques, le français n’échappant pas à la règle. J’ai eu toutes les peines du monde à apprendre ma propre langue, donc des langues étrangères, ce n’était même pas envisageable. Le second aspect qui m’a fait renoncé à l’histoire, était sa position épistémologique. Elle est liée, en partie, au premier aspect. En effet, la position épistémologique de l’histoire française au moment où j’étais étudiant (début des années 2000) demeurait celle de l’école des Annales, qui sacralisait le document historique ; les sources et rien que les sources, tel était la méthode défendue, or ce qui m’intéressait était de faire ce que les Anglo-saxons appellent de l’histoire globale, consistant à comparer les trajectoires historiques des différents territoires, ce qui est proche de la géographie historique. Il est bien évident que les deux méthodes ne s’opposent pas ; elles sont complémentaires, mais il aurait été incompris par les historiens français de proposer une approche en dehors de la lecture des sources. De fait, j’ai progressivement basculé vers la géographie. Ce transfert reste rare. Si de nombreux géographes se convertissent à l’histoire, les historiens qui deviennent géographes se comptent sur les doigts d’une main. J’aurais pu trouver une alternative en devenant archéologue, mais l’absence d’enjeux théoriques dans cette discipline m’avait rebuté. Doué en informatique et en mathématique, j’ai décidé de devenir géographe, suite à mon initiation aux systèmes d’information géographique et aux sciences de la complexité. Pour conclure sur le sujet, si je vous raconte ma vie, c’est juste pour bien insister sur le fait que j’ai une solide culture historique que je maîtrise toujours (des milliers d’heures d’apprentissage ne s’estompent pas avec les années), que je n’ai rien contre l’histoire et que je ne mettrai pas en avant plus que nécessaire la géographie.

D’où sort la liaison entre l’histoire et la géographie ? Il s’agit d’une invention française qui faisait suite à la raclée de 1870-1871 que la Prusse avait mise à la France, et qui aboutit à la perte des deux départements alsaciens et celui de la Moselle. Seul le territoire de Belfort, dont les Prussiens avaient reconnu la valeur militaire, avait été détaché du département de Basse-Alsace, et ainsi laissait à la France. La question était « pourquoi une nation aussi solide que la France avait perdu face à une Allemagne en train de naître ? ».

La première raison invoquée était l’absence d’une histoire nationale connue par tous les Français. À la différence de la plupart des États allemands, la France n’avait pas mis en place un système éducatif garantissant une culture minimale au sein de sa population. Les politiques jusqu’alors s’étaient concentrées sur l’appareil productif industriel, et non sur les liens sociaux. À cette époque, l’École était une affaire largement privée, chapeautée par l’Église catholique, qui constituait toujours un État dans l’État.

La seconde raison était la méconnaissance totale de la géographie de la France par les Français, et ce même au plus haut du commandement militaire. Lors de l’attaque prussienne, l’ennemi était mieux renseigné sur la France que les Français eux-mêmes. À cet effet, il fut créé un cours permanent à l’École militaire de Saint-Cyr de géographie, et, une chaire de géographie fut ouverte à la Sorbonne dans le civil.

Lier histoire et géographie, à l’époque, avait un sens profond. C’étaient deux sciences totalisantes. On y étudiait toutes les facettes des sciences humaines en histoire, et toutes les facettes des sciences humaines et des sciences en géographie. Toutes deux se présentaient comme des sciences de synthèse permettant de juger, jauger un état national bien précis. Lorsque l’École devint obligatoire en 1882, l’histoire et la géographie étaient le canal de diffusion du message nationaliste de l’État. Toutes deux démontraient en quoi les trois départements perdus étaient par essence français, et non allemands.

D’un point de vue scientifique, la géographie universitaire n’existant pas, son premier occupant, Paul Vidal de La Blache (1845-1918), était un historien spécialisé dans les cités grecques anciennes. Pour résumer simplement son apport, il inventa deux sous-disciplines : la géographie humaine et la géographie physique. C’était une nécessité pratique afin de distinguer ce qui relevait des sciences humaines de ce qui relevait des sciences. Toutefois, l’expression « géographie physique » peut prêter à confusion. Ici, « physique » est employé au sens de « matérialité ». Est physique tout ce qui peut être cartographié, parce qu’il existe de manière concrète : une montagne, une ville, un fleuve, etc. Une bonne partie de ces éléments spatiaux étaient d’origine naturelle, mais certains d’entre eux, d’origine anthropique, justifiant l’existence de la géographie humaine qui cartographie des éléments plus abstraits, la répartition de la population par exemple. L’abstraction se trouve dans le fait que les Hommes circulent sur la planète, la répartition de la population ne peut être qu’une approximation, dont les valeurs absolues n’ont pas vraiment de sens. Ce fut autour de cet élément que Paul Vidal de La Blache avait bâti sa vision de la géographie humaine dans son ouvrage posthume datant de 1921.

Ainsi, la géographie humaine a toujours été une porte naturelle permettant de glisser de l’histoire vers la géographie, et de la géographie vers l’histoire. Dans ce schéma, la géographie physique apparaissait comme un cadre immobile dans lequel les acteurs politiques jouaient leur rôle. Rappelons que nous sommes à une époque qui ne connaissait pas encore les grands mouvements tectoniques. La théorie d’Alfred Wegener (1880-1930) sur la dérive des continents ne datait que de 1912. Par ailleurs, cette théorie fut contestée jusqu’aux travaux de Harry Hess (1906-1969), en 1962, qui proposa la théorie de la tectonique des plaques, après avoir découvert et cartographié les dorsales sous-marines et identifiés les rifts continentaux, qui étaient le moteur, l’explication scientifique indiscutable de la théorie de Wegener. Cette connaissance basique aujourd’hui ne date que des années 1960-1970.

C’est précisément à cette époque que les méthodes vidaliennes de la géographie française commencèrent à craquer. Les nouveaux géographes avaient un argument de taille grâce à la tectonique des plaques pour remettre en question la domination de la géographie physique sur la géographie humaine, donc de ses liens avec l’histoire. Les cadres naturels immobiles étaient mobiles. Certes, les géographes avaient déjà mis en avant cette mobilité via les processus d’érosion, eh oui !, rappelons-le ce sont bien eux qui les ont inventés ; ils n’en ont pas fait grand-chose, mais ils les ont trouvés et étudiés dès la fin du XIXe siècle.

La seconde origine du craquement fut la querelle entre Paul Vidal de La Blache et Émile Durkheim (1858-1917) qui mit fin, temporairement, aux développements naturels de la géographie humaine en France. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une série d’articles, que j’espère un jour avoir le temps de lire en totalité, dans laquelle les deux hommes s’affrontèrent d’une manière brillante et incroyablement violente. Rappelons que, à l’époque, aucun intellectuel n’aurait accepté le système de relecture par ses pairs. Ce sont de fait des articles sans filtre qui opposent les arguments de l’un aux contre-arguments de l’autre, ce qui les rend extrêmement intéressants. Que contenaient-ils ? Les auteurs s’affrontaient au sujet de l’invention de la sociologie. En résumé, pour Paul Vidal de La Blache, la sociologie était inutile, car la géographie humaine faisait déjà ce type d’études. Pour Émile Durkheim, la position proposée était inverse, car la géographie n’étudiait pas les individus, mais l’Homme en général. Prenons un cas simple. Ce qui intéressait Paul Vidal de La Blache et son école de géographie était la répartition globale de la population, représentée par des groupes humains, or, pour Émile Durkheim, ce qu’il fallait étudier, c’était l’individu dans toutes ses spécificités et caractéristiques. La géographie s’intéressait au collectif, la sociologie, à l’individu. Les articles traçaient la frontière entre les deux disciplines.

Dans les années 1960-1970, la sociologie avait fait des petits ; la géographie humaine était moribonde. Paradoxalement, ce fut par les travaux rangés naturellement en sociologie que la machine fut relancée en géographie. Dans les années 1920, l’École de Chicago avait proposé une série de modèles spatiaux qui empiétaient clairement sur ce que les Français appelaient la géographie humaine. En fouillant dans d’anciens travaux, les géographes s’aperçurent que d’autres modèles de ce type avaient été proposés par l’École allemande de la géographie (von Thünen, Christaller, etc.). Seuls les Français étaient restés à l’écart de ces mouvements. Ces modèles empiriques permettaient de proposer une approche un peu plus théorique que l’école vidalienne, sans pour autant la renier totalement. Par ailleurs, ils pouvaient enfin être mis en œuvre grâce aux progrès fulgurants de l’informatique. Portés par un renouveau des méthodes systémiques, rendues possibles par le nouvel outil, les géographes français décidèrent massivement de se concentrer sur le développement des modèles existants, de les nuancer et de proposer un nouveau déterminisme expliquant la géographie, le déterminisme économique, puis socio-économique, qui remplaçait le poussiéreux déterminisme spatial (porté par l’analyse régionale) vidalien.

Les géographes français adoptèrent alors l’analyse spatiale entre les années 1960-1970 et les années 1980-1990. Ce fut la grande période de la géographie française. Jamais autant d’idées, autant d’enthousiasme ne furent mise en œuvre dans la discipline : tout était possible, je dis bien « tout ». Aucune idée n’était jugée absurde, toutes les pistes étaient exploitées. Toutefois, l’analyse spatiale ne doit pas être entendue au sens premier du terme « analyse ». Elle regroupe un ensemble de techniques et de méthodes permettant de faire de la cartographie assistée par ordinateur (C.A.O.), et se concentre sur les méthodes d’analyse sociologique et économique, sans pour autant négliger la géographie physique, même si elle est devenue secondaire.

L’analyse spatiale se divise en deux : la géostatistique et l’analyse statistique des données. La géostatistique est celle qui permet de produire des données physiques. Par exemple, la méthode du krigeage permet de reconstituer simplement les courbes de niveau d’une carte topographique. Elle fut largement abandonnée aux informaticiens et aux mathématiciens cartographes. Chaque forme géométrique dessinée sur une carte incluse dans une C.A.O. est associée à une autre base de données, dites attributaires, recensant les données socio-économique, démographique, etc. des entités spatiales. Cette masse de données bien plus facile à obtenir que les données physiques, est souvent étudiée de manière synthétique via des méthodes statistiques descriptives factorielles, ce qui permet de produire une nouvelle synthèse géographique, à l’instar de la synthèse régionale de Paul Vidal de La Blache.

Sans entrée dans les détails, vous pouvez percevoir que l’analyse spatiale posa quelques difficultés de compréhension aux historiens. Cela étant, les années 1970 étaient également une grande période durant laquelle les historiens se mirent aux méthodes quantitatives. Ils proposaient des séries statistiques construites à partir des textes, voire des données archéologiques, qui leur permettaient d’introduire, comme les géographes, les méthodes sociologiques, et d’accéder à une information quasi-individuelle. De fait, histoire et géographie se « socialisèrent » à peu près en même temps, ajoutant l’adjectif « social » dans l’expression « sciences humaines et sociales », mais elles suivirent deux trajectoires radicalement différentes. En effet, la partition entre l’humain et le physique en géographie aboutit à des méthodes d’analyse quantitatives très ardues pour un historien, car elles mélangeaient espace et temps, alors que l’historien ne s’intéressait qu’au seul temps. La séparation entre les deux disciplines en université était consommée, mais les deux disciplines restaient liées par le concours.

Toutefois, le concours ne fut pas un obstacle avant les années 1990. La géographie physique, devenue paradoxalement, plus simple à comprendre pour les historiens, restait le cœur des épreuves du concours. Au sein même de la géographie, elle ne disparut du concours de l’agrégation qu’en 2001, soit un an avant que je n’entre à l’université... Quoi qu’il en fût, la réforme de la géographie au concours du C.A.P.E.S. devint inéluctable. Ainsi, deux disciplines qui n’ont pas cessé de s’éloigner doivent toujours cohabiter au sein d’un même concours. Il faut de fait saluer tout titulaire de ce concours, car il a dû faire un puissant effort intellectuel pour faire semblant de maîtriser la discipline qu’il ne connaissait pas.

Si l’histoire a peu évolué depuis les années 1970, d’un point de vue thématique en tout cas, la géographie a brutalement abandonné l’analyse spatiale dans les années 1990, dernier âge d’or de celle-ci au sein de la géographie française. Pourquoi ? Simplement parce que l’effort mathématique qu’avait apporté l’analyse spatiale fut trop brutal et trop important pour des résultats qui laissèrent indifférents les géographes. Ainsi, la géostatistique fut laissée aux informaticiens, ainsi qu’une partie de l’analyse statistique, laissant aux géographes le reste, c’est-à-dire les aspects sociologiques qui envahirent la géographie humaine autour de la géographie culturelle, de la géographie sociale, aspects qui détinrent même au sein de la géographie physique qui devint la géographie environnementale. Paradoxalement, la géographie toujours appelée « humaine » aujourd’hui n’a plus rien d’humain. Les fondamentaux même posés par Paul Vidal de La Blache ne sont plus appris comme socle solide de la discipline. Ainsi, il est difficile de dire autrement que par une définition négative ce qu’est la géographie française. On sait juste qu’elle n’est pas cartographie, qu’elle n’est pas informatique et qu’elle n’est pas sociologie. Elle navigue dans un entre-deux incompréhensible, notamment pour les candidats du C.A.P.E.S.

Cette incompréhension est d’autant plus vivace qu’il existe toujours des défenseurs de l’analyse spatiale, car, si elle est largement abandonnée en France, elle demeure le socle solide d’autres écoles géographiques. Les techniques de la géomatique, barbarisme contractant géographie et informatique, sont au cœur de la géographie anglo-saxonne. J’en ai eu l’expérience récemment. Un article qui avait été refusé en France par plusieurs revues scientifiques sous prétexte qu’on ne comprenait pas ce que je racontais (dans le domaine de l’analyse spatiale), traduit, il fut accepté pratiquement sans aucune correction par une prestigieuse revue canadienne (Cartographica) - désolé pour la publicité, mais j’ai mis dix ans pour réussir à publier l’article de synthèse de ma thèse, donc j’en suis un peu fier -. Quoi qu’il en soit, les deux écoles cohabitent pour le pire et le meilleur, car si la géomatique n’existe quasiment pas dans les sujets du concours du C.A.P.E.S., elle répond à une demande sociale dans différents domaines (marketing, politique, administratif, etc.). De fait, il est impossible de stopper les enseignements de l’analyse spatiale dans un contexte où tous les postes sont occupés par des géographes sociaux. On en vient à externaliser l’enseignement des cours de géomatique, réduits à quelques heures d’enseignement. Bref, quelque chose ne va pas en géographie, et ce malaise se fait particulièrement sentir lors de la constitution des épreuves du concours, et ce sont les candidats qui en paient les pots cassés.

Un ultime argument peut être invoqué pour séparer les deux disciplines : c’est la fin du nationalisme offensif. Sans être absent, le nationalisme n’est plus l’objectif principal de l’histoire-géographie académique. Même si, lorsqu’on vous pose la question au concours, il faut affirmer que la manière scolaire doit aider à former les futurs citoyens, il n’en demeure pas moins que dans les faits ce n’est plus sa fonction. La discipline vise davantage à favoriser la naissance d’un esprit critique chez l’élève, mais cet objectif devient de plus en plus difficile avec des programmes scolaires qui ne s’y prêtent pas. De fait, la réforme du BAC de Jean-Michel Blanquer est davantage proche des besoins de formation des élèves que ne l’était l’ancienne discipline scolaire d’histoire-géographie.

Ainsi, la séparation entre les deux disciplines est actée depuis longtemps, même si, une nouvelle fois, les deux disciplines conservent une vision totalisante que n’ont pas les autres disciplines de sciences humaines et sociales. Un jour, il faudra proposer un concours séparé au niveau du C.A.P.E.S., mais cette proposition est rendue impossible, pour l’instant, par les problèmes budgétaires de l’État, sans parler de la levée de boucliers quasi-certaine des syndicats d’enseignants du secondaire qui n’aiment pas le changement. Bref, les deux disciplines semblent liées pour le pire et le meilleur malgré toutes leurs différences.

Maxime Forriez.

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