Le raisonnement multiscalaire en géographie
Date de publication : 25/11/2020
La géographie demeure une discipline méconnue, dont le potentiel reste sous-exploité par les entreprises. Une série de clichés ont la vie dure. En tant que chercheur en géographie, que cherches-tu, un nouveau continent ? Tu dois bien évidemment connaître Bousy-Campagnole, le petit village de dix habitants dans lequel je vais en vacances. La pire des questions reste : « Quelle est la capitale de... ? ». Toutes ces visions démontrent que le grand public ignore totalement ce qu’est la géographie, et la confond souvent avec la cartographie.
Il est vrai que le géographe se doit de connaître un minimum les hauts lieux de la planète qu’ils soient l’œuvre de la Nature (océans, montagnes, fleuves, plaines, forêts, etc.) ou des Hommes (grandes villes, grands réseaux, etc.). Cette connaissance basique est celle qui est censée être apprise dans les petites classes en primaire. De fait, il faut l’écarter d’emblée de la géographie universitaire. Non ! un chercheur en géographie ne passe pas sa vie à apprendre de manière détaillée tout ce qui existe sur la planète, d’ailleurs qui le pourrait ? De même, ne pas connaître par cœur les capitales des territoires qu’on n’étudie jamais à titre personnel ou professionnel, est normal, d’autant plus que, aujourd’hui, vous allez en ligne et vous trouvez les réponses à vos questions. Toutefois, pour se poser ces questions spatiales et territoriales, il faut y avoir été initié. C’est là qu’entre en scène, ou devrait entrée en scène, les études au collège et au lycée. L’objectif de la formation secondaire est de mieux percevoir l’environnement qui nous entoure, mais elle ne constitue que rarement une introduction à la géographie universitaire. En effet, la plupart des enseignants du secondaire restent statistiquement des historiens qui n’ont, en général, jamais compris ce qu’était la géographie, donc comment pourraient-ils l’enseigner correctement ? Ce problème renvoie au fait que, d’un point de vue académique, les deux disciplines censées être enseignées par une même personne, sont de plus en plus séparées par un fossé difficile à franchir. De plus, le déséquilibre entre l’enseignement de l’histoire et de la géographie maintenu par les programmes scolaires ne facilitent pas la tâche de celui qui voudrait enseigner correctement la géographie.
Un autre souci est de la confusion entre cartographie et géographie qui trouve son origine dans le fait que, pendant des siècles, les deux disciplines étaient liées. Toutefois, aujourd’hui, la cartographie est devenue une discipline mathématique, tandis que la géographie se recherche une voie entre les sciences humaines et sociales et l’informatique. Néanmoins, les géographes utilisent les cartes produites par les cartographes - en France par l’I.G.N. -, et ils leur arrivent d’en produire sous la forme de cartes de synthèse, utilisant des fonds de carte produits par les géomètres ou les cartographes. De fait, la relation reste ambiguë, mais un cartographe ne sera jamais considéré comme étant un géographe, et vice versa.
Quelle est par conséquent l’originalité de la géographie ? La question primordiale en géographie est de connaître le positionnement physique des éléments dans un espace précis. Ce qui est ici n’est pas ailleurs. Selon un processus intellectuel qui s’inscrit sur la longue durée, les géographes se sont peu à peu, de manière consciente ou inconsciente, interrogés sur l’échelle spatiale à laquelle se trouvaient les phénomènes qu’ils étudiaient. Prenons un exemple simple. L’observation de la circulation routière en ville n’est pas la même que la circulation routière à l’échelle de la France. Il s’agit du même phénomène, mais l’organisation spatiale n’a rien à voir. C’est un fait : de tout temps, on circule moins vite en ville que sur le réseau routier. Il faut à peu près deux heures pour traverser Paris en voiture, contre deux heures pour faire Lille-Paris. Si le phénomène spatial observé est le même, les conséquences sur son usage, sur les individus, sur les paysages, etc. ne sont pas les mêmes. À partir de cette simple observation, on commence à faire de la géographie. Le niveau d’analyse impacte l’analyse elle-même.
Le deuxième niveau d’analyse est le fait que les deux réseaux, le réseau interurbain (permettant de relier les villes entre elles) et le réseau intra-urbain (à l’intérieur d’une ville) sont reliés entre eux. Il n’existe aucune coupure nette entre les deux. L’automobiliste passe de l’un à l’autre sans s’en rendre compte. Il existe par conséquent une liaison scalaire entre les deux que les géographes ont appelé « emboîtement multiscalaire ». Rechercher ces emboîtements est la raison d’être de la géographie.
Le troisième niveau d’analyse est de comprendre que la production de ces réseaux obéit à des logiques, des stratégies spatiales, fort différentes. Qui produit la ville ? Les acteurs locaux. Qui produit le réseau interurbain ? Les acteurs nationaux. Ces acteurs obéissent à des objectifs politiques et économiques complètement différents. Par exemple, ce qui est bon pour le territoire national en entier, ne l’est pas forcément pour le territoire local. Imaginons que, pour des raisons techniques, il soit impossible de desservir une ville via une nouvelle autoroute en construction. La nouvelle route va créer un « effet tunnel » qui aboutira, à terme, à délaisser la ville non desservie au profit d’une autre qui l’est. Ce qui est positif à l’échelle nationale, ne l’est pas à l’échelle locale. Ce cas d’école extrêmement simpliste permet d’illustrer l’objet même de la géographie, à savoir le raisonnement multiscalaire, comment composer avec des avis si divergents ?
Le quatrième niveau est d’ordre théorique. Cette intuition géographique d’emboîtement et de raisonnement multiscalaire correspond à une géométrie particulière, la géométrie fractale, mise en avant cent ans après les premiers écrits des géographes sur le sujet. Même si la démarche de rapprocher géométrie fractale et géographie semble de plus en plus compromise par l’évolution de la géographie, son utilisation permettrait de proposer des mesures scalaires des phénomènes géographiques observés, voire, comme l’espèrent certains géographes spécialisés en géographie urbaine, de proposer des aménagements de territoire optimaux. Toutefois, l’inexistence d’une formation basique en mathématique lors des études de géographie rend impossible des recherches dans ce domaine.
Le raisonnement multiscalaire appliqué à un espace, un territoire, est la marque de fabrique de la formation en géographie. Les compétences acquises peuvent servir dans de nombreux domaines (urbanisme, aménagement, gestion d’un milieu « naturel », etc.). Néanmoins, la valeur d’un bon géographe se mesure dans sa capacité à pouvoir croiser tout un tas de disciplines en fonction de son objet spatial ou territorial d’étude, ce qui est précieux dans un monde de plus en plus complexe. Toutefois, la géographie souffre d’une crise interne articulée autour de son besoin criant de mathématiser ses propos et de son classement au sein des disciplines littéraires. Il est à noter qu’ici la mathématisation dont je parle est simplement statistique : un géographe ne peut plus se contenter de cliquer sur des boutons et dire qu’il fait de la statistique... Il doit nécessairement s’armer en compétences statistiques avancées et en gestion de données via un code informatique qu’il aura créé à cet effet. Incapables de le faire, les géographes laissent une grande partie de cette approche aux informaticiens, qui sont de plus en plus sollicités afin de produire des cartes de synthèse, que seuls les géographes savent faire. Cela aboutit à des cartes absurdes, mauvaises, voire dangereuses quant à l’interprétation qu’elle porte. Le meilleur exemple reste les cartes produites pour gérer la crise du Covid-19 ; en tant que géographe, je peux dire que je n’ai vu aucune carte respectant les règles sémiologiques de base. De plus, la tentation sociologique qui est de plus en plus importante chez les géographes français, aboutit à des géographes qui ne s’interrogent plus sur la question du « où ? ». Cela aboutit à de la sociologie déguisée, délaissant le raisonnement multiscalaire. Ce qui fait que la géographie se fait manger d’un côté par l’informatique et de l’autre par la sociologie, rendant son avenir universitaire plus qu’incertain.
Paradoxalement, la science qui a produit le raisonnement plus incroyable et plus difficile, est en train de se résorber à l’état d’une simple méthode qui est utilisée par les disciplines connexes de la géographie. Dans un monde de plus en plus complexe, le raisonnement multiscalaire géographique devrait pourtant être de plus en plus d’actualité, notamment dans la gestion du Covid-19 par exemple - les effets du virus se manifestent clairement à des échelles différentes que nos dirigeants sont incapables d’articuler entre elles, simplement parce qu’ils n’ont eu aucune formation géographique universitaire -. L’objectif de tout géographe n’est effectivement plus de découvrir de nouveaux continents, il est plus abstrait ; il cherche à découvrir de nouvelles échelles d’analyse.
Maxime Forriez.
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