La mort de Pausanias ou les motivations religieuses de la rivalité entre Athènes et Sparte (Ve siècle a.-C.)
Date de publication : 10/11/2020
La mort de Pausanias fut racontée par Thucydide (vers 460-396 a.-C.) dans le livre I de L’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Ce court passage fait partie du pentékontaétie correspondant aux dernières négociations entre Sparte et Athènes avant le début de la guerre (en 432-431 a.-C.). La mort de Pausanias fournissait les causes religieuses de la guerre. Aujourd’hui, après avoir vu la mort à Pompéi il y a quelques semaines, je vous propose de poursuivre la découverte des religions antiques.
De fait, il est nécessaire d’opérer une mise au point sur la notion de religion dans ce cadre militaire. L’explication qui suit, n’a pas pour objectif de raconter les mythes grecs, qui, à la différence des religions monothéistes actuelles, n’étaient pas fondamentaux dans la pratique de la religion grecque. Je m’explique. Tout Grec ancien vivait entourer de puissances, qu’il se devait de respecter. Il apparaît que le sacré était une notion complexe, et la frontière entre le sacré et le profane était plus que floue, ce qui est une grande différence avec les civilisations occidentales actuelles.
Cette réflexion s’interrogera sur le rôle et la place du sacré dans le déclenchement de la guerre du Péloponnèse. Le texte relatant la mort de Pausanias permet de dégager trois grands axes : la notion de protection, la notion de souillure (que nous avons déjà vu en grande partie en parlant de Pompéi, mais ici vous aurez une application beaucoup concrète) et la notion de purification.
La protection : une conception du sacré
Le passage sur la mort de Pausanias exprime deux formes de protection : celle des suppliants et celle offerte par les dieux.
Il existe plusieurs types de suppliants, classés par rapport à la personne suppliée. Cela pouvait être : un roi, une cité, et un dieu. Néanmoins, la supplication envers ces différents acteurs conservait le même caractère sacré. On suppliait parce que l’on avait commis une faute, et on voulait être protégé. Le suppliant par définition était intouchable. En grec, on utilise le terme de hikétes (hikétaï au pluriel). Dans le passage sur la mort de Pausanias, trois cas de supplications furent mis en avant.
(1) Cylon (VIIe siècle a.-C.), un jeune athénien qui venait de remporter des jeux olympiques (vers 636 ou 632 a.-C.) fut invité par la jeunesse athénienne à prendre l’Acropole et établir une tyrannie à Athènes. La révolte échoua ; Cylon et son frère s’enfuirent. Les partisans de Cylon se réfugièrent dans un sanctuaire probablement appartenant à Athéna Parthenos, la déesse poliade d’Athènes, afin d’invoquer la protection de la déesse. [Remarque. Le Parthénon fut construit sous Périclès (495-429 a.-C.)]
(2) La deuxième supplication se situait sur le cap Ténare en 464-463 a.-C. Des hilotes qui avaient commis un crime quelconque, s’étaient réfugiés dans le temple de Poséidon. Il faut noter qu’une autre source du IIe siècle p.-C., Pausanias (115-180 p.-C.) parlait de « lacédémoniens », c’est-à-dire un ensemble regroupant les hilotes et messéniens. Bien que soit une source tardive, cela ne veut pas dire que Pausanias eût tort : il avait peut-être eu recours à d’autres sources que Thucydide.
(3) Le spartiate Pausanias (?-467 a.-C.), vainqueur de Platées en 479 a.-C., victoire qui détruisit l’armée perse envoyée en Grèce, se réfugia dans le sanctuaire d’Athéna Chalkioikos. Il était devenu le tuteur d’un des rois de Sparte régnant de 480 à 458 a.-C., Pléistarque (?-458). Pourquoi un tel héros de guerre fut-il obligé de trouver refuge chez Athéna ? Pausanias était accusé deux crimes. Le premier, par ses nombreux voyages à Byzance, il avait libéré la ville des Perses en 478 a.-C.. Il se rendit coupable de médisme avec Xerxès Ier (519-465 a.-C.), grand roi des Perses de 486 à 465 a.-C. Le deuxième était d’avoir fomenté une révolte hilotique afin de prendre la place du jeune roi dont il avait la charge. Cela capota parce que les hilotes le trahirent. En 477 a.-C., il fut emprisonné puis libéré parce que l’on manquait de preuves. Sa culpabilité fut prouvé parce qu’une lettre, adressée à Pausanias, arriva de la part de Xerxès Ier. La preuve espérée arriva ainsi. Pausanias se rendit coupable de complot. Alors qu’il était en fuite,. il fut reconnu par les éphores. Pour leur échapper, il se réfugia dans le sanctuaire le plus proche, celui qui se trouve sur l’acropole de Sparte, Athéna Chalkioikos.
Les éléments racontés permettent de montrer trois éléments concernant la pratique religieuse des Grecs (de Sparte et d’Athènes du moins). Le premier est que la supplication fonctionnait soit de manière collective (partisans de Cylon ou hilotes), soit de manière individuelle (Pausanias). Le deuxième est que la supplication était valable quel que soit le statut juridique de la personne (hilotes, et plus généralement tout esclave, ou citoyens). Le troisième est que la supplication s’appliquait quel que soit le crime commis (tentative de coup d’État, crime quelconque, trahison).
Après avoir vu quels étaient les suppliants du texte relatant la mort de Pausanias, il faut approfondir la notion de supplication en se posant les questions suivantes : qui et où supplie-t-on ?
Les trois supplications s’adressaient aux dieux, qui accordaient bien évidemment leur protection. Trois dieux furent ici évoqués, vous avez bien lu trois dieux : Athéna Parthenos, Poséidon et Athéna Chalkioikos. Commençons par les Athéna. Même si les divinités avaient le même nom, elles n’avaient pas les mêmes épiclèses : l’une s’appelait « Parthenos », c’est-à-dire la Vierge, et l’autre s’appelait « Chalkioikos », c’est-à-dire « à la maison de bronze ». Cette épiclèse leur donnait un attribut supplémentaire régional qui permettait de différencier les puissances, mais elles demeuraient toutes les deux déesse de la « guerre », de la « ruse »…
Poséidon était le dieu de la mer, et j’espère que pour vous ce n’est pas un scoop, mais il était également, le dieu « ébranleur de la terre », symbolisé par le trident. Vous direz, et la mer par quoi était-elle symbolisée alors ? Simplement par un poisson apparaissant dans toutes les représentations figuratives de Poséidon. D’ailleurs, son nom, « Posis Das » signifie le « maître de la terre », et non des mers. En réalité, Poséidon était certainement un dieu déchu. Aux origines mycéniennes, ce devait être un dieu beaucoup plus important qu’il ne l’était à l’époque classique, comme le prouvent les nombreuses fresques mycéniennes retrouvées. Mircea Éliade (1907-1986), historien des religions, expliquait que ceux qui se penchèrent sur la question étaient arrivés à la conclusion que Poséidon devait occuper à l’époque mycénienne, la place de Zeus à l’époque classique. Toutefois, Poséidon était un dieu très important pour le Péloponnèse, là où se situait Sparte, Diodore de Sicile (Ier siècle a.-C.) appelait la péninsule « son domicile ». On n’y trouve de nombreux sanctuaires dans la presqu’île, notamment celui du cap Ténare. Pour finir cette partie déjà très dense, il faut définir ce qu’était un sanctuaire à l’époque. Le sanctuaire était une propriété au sens juridique du terme, appartenant à un dieu. Elle était composée d’une terre consacrée appelée ténémos. Sur ce terrain délimité par des horoi (bornes), il y avait la « maison du dieu », le temple, et à l’intérieur de celui-ci, une statue du dieu et un autel. Tout ce qui était à l’intérieur de ce domaine était sacré : hommes, bêtes, cailloux, sources… Les sanctuaires n’étaient pas construits n’importe où. Le cap Ténare en est un exemple significatif. L’endroit choisi pour le bâtir était un endroit où le dieu était susceptible de se manifester ou ils s’était déjà manifesté, le temple se situant entre deux bras de mer et dans une zone hautement sismique. On comprend l’expression de Diodore de Sicile. Les sanctuaires étaient des « lieux fermés » au public puisqu’il s’agissait d’une propriété privée. Ainsi, quiconque qui y pénétrait, ayant besoin d’une protection, pouvait demander le droit d’asile.
Pourtant, les grecs violaient volontiers ce « droit d’asile ». Il y avait dans ce cas une rupture du sacré, une souillure.
La souillure : une rupture du sacré
Il existait deux termes en grec ancien pour exprimer cette rupture avec le sacré. Le miasma qui peut littéralement traduire par « souillure » en français, et le terme agos que l’on traduit, par commodité, en français soit par « souillure », soit par « malédiction ».
L’agos était une puissance surnaturelle qui pouvait être soit bénéfique, soit néfaste. Cette puissance pouvait être un dieu, mais pas forcément ; cela pouvait être un génie ou un daimon. Concrètement, elle concernait les crimes de parjure, sacrilège (enageis), violateur d’asile… Dans le texte concernant la mort de Pausanias, l’agos était généralement prononcé lorsque les crimes cités précédemment étaient combinés. Ainsi, l’agos des Alcméonides fut prononcé parce qu’il y a eu parjure : on avait promis que l’on ne ferait rien aux partisans de Cylon s’ils sortaient du sanctuaire. Comme ils furent massacrés, il y avait eu violation de l’asile. Par ailleurs, il y avait une souillure puisqu’il y eut du sang répandu par des meurtres. La même mécanique eut lieu au cap Ténare avec les hilotes, ainsi que, pour Pausanias, quasiment mort de faim, puis traîner hors du sanctuaire afin de pouvoir l’achever.
Était miasma (souillure) tout ce qui était « saleté » c’est-à-dire tout ce qui sort du corps (sang, excrément, expectoration, éjaculation de sperme…). Le terme désignait également une notion métaphysique : était souillure tout ce qui contrevenait à l’ordre de matière involontaire (changement psychologique, accident) ou délibéré. La notion impliquait également celle de la peur de la contamination. Tout ce qui touchait un miasma était « à son tour souillé ». Les exemples de souillures ne manquaient pas dans le quotidien : blessures, morts violentes, rapports sexuels, accouchements… Dans le texte évoquant la mort de Pausanias, il y eut une souillure avec les suppliants du cap Ténare puisqu’il y avait eu meurtres. Il y eut une souillure avec la mort de Pausanias puisque les éphores le tuèrent en le faisant mourir de faim. Face à une miasma et un agos, comment les puissances se manifestaient-elles ?
Les puissances pouvaient se manifester directement. Poséidon se manifesta par un tremblement de terre, tremblement de terre qui aurait déclenché la grande révolte des hilotes à Sparte. Toutefois, elles pouvait s’exprimer de manière indirecte. Dans le texte relatant la mort de Pausanias, une intervention de l’oracle de Delphes fut nécessaire par exemple. L’oracle parlait au nom d’Apollon Pythien. Son sanctuaire, l’un des plus célèbres de Grèce, fut établi vers le VIIIe siècle a.-C. Le dieu vénéré était dit alexikakos (« qui écarte le mal »). C’était ce dieu qui décidait s’il y avait ou n’y avait pas souillure. Pour les néophytes dans le domaine de la mythologique grecque, il faut préciser pourquoi. Pour s’installer à Delphes, Apollon dut tuer un dragon (ou un python, d’où le nom régional du dieu) pour prendre possession des lieux. Le sang de dragon fut répandu ; il y avait par conséquent eu une souillure, de ce de la part d’un dieu. Apollon se purifia de son crime, puis il purifia celui d’Oreste.
Ainsi, les purifications d’Apollon et d’Oreste servirent de modèle dans les méthodes de purification en général en Grèce ancienne.
La purification : le rétablissement du sacré
Pour approcher le sacré, il fallait se purifier afin de se libérer de la souillure que l’on avait commise. Les méthodes et les raisons étaient multiples.
La première méthode fut celle utilisée par Athènes par les Alcméonides. On avait choisi un bouc émissaire, le pharmakon. Ce terme grec est ambigu puisqu’il désigne à la fois « le poison » et « le remède ». Mégaclès (VIIe siècle) était archonte au moment des événements de Cyclon, il fut naturellement désigné comme étant le bouc émissaire. Il faisait partie de la famille très riche des Alcméonides, descendant plus ou moins mythique d’Alcméon (?-?), un athénien enrichi par Crésus, le roi tout aussi légendaire de Lydie. L’expulsion concernait les vivants et les morts. Les vivants étaient chassés de la cité. Toutefois, à l’origine, on réparait la souillure dans le sang, mais cette purification par le sang entraînait une autre souillure, donc elle fut abandonnée au profit de l’exil. Les morts, quant à eux, étaient déterrés et jetés hors de la cité. Pour bien comprendre, il faut rappeler qu’une cité était un territoire ayant pour centre de vie une ville. Ce territoire comprenait par conséquent des zones rurales, donc lorsqu’on écrivait qu’on jetait les morts hors de la cité, cela signifiait en dehors des limites du territoire appartenant à la cité. Néanmoins, vous me direz pourquoi s’en prendre aux morts. L’expulsion des morts est assez simple à comprendre si on connaît comment se passait un enterrement grec. La mise en terre ne concernait que les os dits « blancs », correspondant aux os non calcinés après avoir incinéré un mort, et qui étaient ramassés afin de les déposer dans le tombeau. On n’en gardait la trace par le sêma (la stèle), stèles que je vous ai décrites brièvement lors de mes post sur la mort à Pompéi, cité faisant partie, à l’origine de la Grande-Grèce, au sud de l’Italie.
La seconde méthode fut celle utilisée par les Spartiates dans le cas de Pausanias. L’oracle de Delphes exigeait deux statues afin de purifier l’agos et la souillure. Les Spartiates donnèrent des offrandes à la déesse pour éviter que sa puissance se manifestât. Il faut noter également que les Spartiates étaient les « meilleurs clients » de la Pythie et les plus dociles à ses oracles. De plus, la cité de Sparte se considérait comme la gardienne de la religion, chargée du maintien du droit sacré au sein des autres cités grecques. Elle obéissait sans se poser de question.
Cette peur des souillures, et surtout de la contamination, pouvait conduire à la guerre, et ce fut le cas dans le cadre du texte évoquant la mort de Pausanias. Les souillures passées furent l’une des causes officielles de la guerre du Péloponnèse. Le problème à Athènes au moment des négociations, c’était Périclès. L’agos étant héréditaire, c’est une de ses particularités, cela signifiait que tous les descendants de Mégaclès étaient « sales ». Après que Mégalès eut été chassé, Clisthène (vers 570-565 - entre 508 et 492 a.-C.), son fils, revint à Athènes. Ses fameuses réformes de 508-507 a.-C. provoquèrent le mécontentement des aristocrates représentés par Isagoras (VIe siècle a.-C.) qui fit appel à Cléomène Ier (?-vers 490 a.-C.), roi de Sparte de vers 520 à vers 490 a.-C. pour le chasser de la cité. Comme nous l’avons vu, Sparte était le gardien de la religion. Il était par conséquent normal qu’Isagoras s’adressât à lui. Le nouvel archonte, Isagoras, perdit vite le pouvoir. Ce faisant, les Alcméonides revinrent à Athènes, or, Périclès était un de leur descendant par sa mère Agaristé, fille de Clisthène. Pour empêcher de faire la guerre, il aurait fallu que les Athéniens chassassent l’homme politique le plus important d’Athènes du moment, Périclès, ce qui était bien entendu impossible. L’ultimatum spartiate ne fut pas exécuté et les Athéniens cherchèrent une réponse aux attaques spartiates en rappelant les souillures commises par les Spartiates. C’était tout le jeu de construction du texte parlant de la mort de Pausanias, et ce fut dans ce contexte que sa mort et celle des hilotes furent rappelées.
Toutefois, Thucydide n’était pas naïf. Pour lui, les Spartiates qui donnèrent « les raisons les plus fortes de faire la guerre », ce qui signifiait que les négociations de 432-431 a.-C. n’étaient pour l’auteur que des pourparlers. La guerre aurait eu lieu des raisons géopolitiques, les motivations religieuses, comme souvent dans l’histoire, ne servaient qu’à exalter le peuple, à le motiver à mener une guerre pour l’honneur de sa cité.
Ainsi, le sacré chez les Grecs ne se limitait pas à leurs temples. Il faisait partie de la vie quotidienne, notamment en intervenant dans la vie politique des cités et entre les cités. Thucydide était athénien, il accablait par conséquent les Spartiates. Toutefois, ces derniers réalisèrent un oracle de la Pythie avait été prédit, avant la guerre, oracle qui les donnaient pour vainqueurs. Il fut réalisé en 404 a.-C. après une trentaine d’années de conflit.
Avec cette analyse sur le caractère religieux de la guerre du Péloponnèse, j’espère vous avoir fait comprendre que l’excuse religieuse d’un conflit ne datait pas d’hier, et que les manifestations actuelles que nous connaissons via l’islamisme ne sont pas de nouveaux problèmes, mais la laïcité française et la déchristianisation de la France ont désarmé nos hommes politiques dans la compréhension du phénomène en inventant, par exemple, un pléonasme, « l’islam politique ». Un jour, je ferai un post dessus, l’islam est politique et religieux ; la séparation n’existe pas, comme au temps de la guerre du Péloponnèse.
Maxime Forriez.
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