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Clipperton, la géopolitique d’un « caillou »

Date de publication : 25/09/2020

En ce dernier jour de la semaine, je souhaite faire un peu de géopolitique, discipline alliant les trois domaines dans lesquels je suis diplômé (géographie, histoire et droit), en vous parlant de l’île de Clipperton (ou île de la Passion). Il s’agit d’un ancien ensemble volcanique de type atoll. Il possède un lagon complètement fermé, son volcan se situant à 29 m de profondeur. Il ne mesure que 4 km de diamètre pour une surface émergée de 1,7 km² et un lagon de 7,2 km². D’un point de vue géomorphologique, il s’agit d’une plaine littorale surplombée par un rocher d’origine volcanique d’une altitude de 29 m. Son accès est difficile, car il n’existe aucun hoa (chenal de passage naturel permettant à marée haute d’accéder avec de petites embarcations à fond plat au lagon). De fait, l’eau y est complètement eutrophisée. L’atoll sert de refuge à une importante colonie d’oiseaux. Aujourd’hui, on en compte environ 130 000, dont la fiente permet des formations de phosphate. C’est un site unique, car, parmi les onze lagons fermés existants, c’est le seul où cette transformation est possible.

Où se situe-t-elle ? Elle se localise, dans le Pacifique nord, à 1 280 km de la Californie mexicaine, au nord-ouest de Galápagos et à 4 000 km de la première île des Marquises (Polynésie française). C’est l’unique île appartenant à la France dans le Pacifique nord. Sa possession est hautement stratégie, puisqu’il n’y a rien autour d’elle. Dit autrement, les 2 km² de surface terrestre assure à la France une immense zone économique exclusive (Z.E.E.) d’environ 475 000 km², dans laquelle elle possède, entre autres, les droits de pêche.

Pourquoi Clipperton est-elle considérée comme une île, et non un rocher ? La convention internationale de Montego Bay du 10 décembre 1982 différencie les deux termes par le fait que, dans le cas d’une île, la vie humaine y est possible, et c’est le cas pour Clipperton, même s’il n’y a aucun habitant permanent. Cette nomination ouvre le droit à la France à une Z.E.E., tandis que, si la dénomination « rocher » avait été retenue, ce droit n’existerait pas.

Depuis quand appartient-elle à la France ? L’île aurait été découverte par le flibustier anglais John Clipperton (1676-1722) en 1704, qui y aurait caché un trésor, puis par deux marins français Martin Martin de Chassaison (1674-1722) et Michel Dubocage (1676-1727), commandants respectifs de La Princesse et La Découverte, le vendredi 3 avril 1711, jour de la Passion du Christ, d’où le second nom de l’île, l’île de la Passion. En réalité, tout le monde ignore pourquoi l’île porte le nom du flibustier.

L’origine de l’histoire du trésor de Clipperton serait le fait du capitaine anglais du voilier Kinkora qui s’échoua sur l’île le 1er mai 1897, et dont les débris sont toujours visibles toujours.

Néanmoins, la prise de possession fut beaucoup plus tardive. Elle eut lieu le 17 novembre 1858 par Victor Le Coat de Kervéguen (1816-1861) afin d’y exploiter le guano, élément nécessaire pour l’industrie chimique. Il finit par renoncer au projet. À partir de là, l’île suscita la convoitise de ces proches voisins.

En 1892, sans en avertir la France, l’Oceanic Phosphate CO de San Francisco avait débuté l’exploitation du guano. En effet, le Guano Island Act du 18 août 1856 autorisait tout citoyen des États-Unis découvrant un gisement de guano sur une île, une roche ou un îlot, qui ne relèverait pas de la juridiction légitime d’un autre gouvernement et qui ne serait pas occupé par aucun autre gouvernement, à en prendre possession paisiblement et à l’occuper, cette île pouvant, à la discrétion du Président des États-Unis, être considérée comme appartenant aux États-Unis. Ce ne fut que le 24 septembre 1897 que le croiseur français Duguay-Trouin aperçut trois personnes sur l’île arborant un drapeau états-unien. Demandant des explications, le gouvernement états-unien répondit le 28 janvier 1898, à la France, qu’il n’avait accordé aucune concession à ladite compagnie et qu’il ne revendiquait aucun droit de souveraineté sur Clipperton.

Entre-temps, le 13 décembre 1897, la canonnière Democrata, prit possession de l’île au nom du Mexique, et poursuivit l’exploitation du guano. Le 8 janvier 1898, la France rappela au Mexique ses droits sur Clipperton, mais ce fut que le 2 mars 1909 que les deux parties établirent un accord afin de régler leur différend territorial par la voie de l’arbitrage. Oubliés pendant la Première Guerre mondiale, la garnison survécut dans des conditions abominables : en 1915, un fou, le gardien du phare, Victoriano Alvarez, prit le pouvoir et s’autoproclama « roi de Clipperton ». Seul homme sur l’île pour six femmes, il leur fit subir les pires sévices sexuels. Elles finirent par l’assassiner à coup de marteau le 17 juillet 1917. Le lendemain, les survivants (3 femmes, 1 adolescente et 7 enfants) furent recueillis par le navire états-unien USS Yorktown. Le 28 janvier 1931, la Cour internationale de La Haye, sous l’arbitrage du roi d’Italie, Victor-Emmanuel III (1869-1947), rendit sa sentence arbitrale et finit par reconnaître la souveraineté de la France sur l’île. En droit international, une terre appartient à celui qui l’a cartographié en premier. La première carte connue de Clipperton étant française, il était indiscutable que cette terre était française.

Pourtant, entre 1944 et 1945, les troupes états-uniennes se servirent de Clipperton comme une base-arrière dans leur combat contre les Japonais. Ils y débarquèrent le 22 décembre 1944 sous le commandement du contre-amiral George Lowry. Ils y construisirent une piste d’aviation longue de 1,2 km et une station météorologique ; ils ouvrirent une passe dans le récif, facilitant l’accès à l’île. Suite aux protestations de la France, ils promirent de quitter l’île le 21 mars 1945. Néanmoins, ils n’évacuèrent l’île qu’après la capitulation du Japon (qui eut lieu le 2 septembre 1945), le 23 octobre 1945. À leur départ, ils refermèrent la passe qu’ils avaient ouverte. On ne sait toujours rien de l’opération « Island X ». Pour l’anecdote, la présence américaine rendit Charles de Gaulle furieux : « Allez voir ce que foutent les Américains à Clipperton ! », dit-il à l’un des diplomates français basé au Mexique. Avec le soutien de leur gouvernement, les États-uniens empêchèrent les Français d’affréter un navire pour se rendre sur place. Lorsqu’ils finirent par s’y rendre, les troupes avaient été évacuées. Il reste encore sur l’île des traces visibles de leur passage : la piste, des débris de deux de leurs navires (le LST 563 et le Seize) qui s’échouèrent sur le récif, des cartouches, des armes, etc.

Afin d’éviter les « invasions », la France, depuis la Seconde Guerre mondiale, y envoie régulièrement sa flotte pour contrôler et inspecter l’île. De 1966 à 1969, les cinq « missions Bougainville » envoyèrent des militaires qui y construisirent une station météorologique, dont il ne reste plus grand-chose aujourd’hui. Toutefois, la frégate Prairal se rend tous les ans sur l’île afin d’y replacer le drapeau français.

Néanmoins, ce furent les expéditions scientifiques qui prirent leur envol. En 1958, la botaniste Marie-Hélène Sachet (1922-1986) mena une expédition ornithologique grâce à la Scripps Institution. Elle fit une étude complète de la faune, la flore et la géomorphologie de l’île dans son ouvrage Monographie physique et biologique de l’île de Clipperton (1962). En 1980, Jacques-Yves Cousteau (1910-1997), après une visite en 1976, organisa une expédition d’études. En novembre 1997, ce fut au tour de l’expédition mexicano-française Surpaclipp dirigée par le géographie Christian Jost et Viviane Solès-Weiss. En février 2001, Christian Jost y retourna dans le cadre de la mission PASSION 2001. Elle planta sur l’éperon à 22 m d’altitude une nouvelle borne géodésique. En 2003, ce fut le tour de Jean-Louis Étienne. Entre décembre 2004 et avril 2005, ce dernier organisa une autre mission qui donna lieu à un documentaire. En 2011, le Service hydrographique et océanographique de la Marine (S.H.O.M.) fit des relevés topographiques de l’île. En avril 2012 et en avril 2013, Christian Jost organisa deux nouvelles missions PASSION. La mission chiffra le nombre de cocotiers à 897, dont 91 morts. En avril 2015, lors de sa nouvelle mission PASSION, Christian Jost accueillit le député Philippe Folliot qui fut le premier élu à mettre le pied sur l’île. Depuis, ce dernier se bat pour que la situation de Clipperton change. En avril 2016, une mission canadienne, puis une autre du National Geographic avec la participation de Christian Jost, eurent lieu. Il y retourna en avril 2017 lors d’une énième mission PASSION. En août 2018, une autre mission de TARA eut lieu. Bref, Clipperton n’a jamais été aussi souvent occupée. Toutefois, malgré toutes ces occupations, l’île semble servir lors de ses phases d’inoccupation à des trafics de toutes sortes.

En effet, l’île se situe à mi-chemin entre les producteurs de drogue (cocaïne) en Colombie, et les consommateurs en Californie. Avec sa piste d’atterrissage, il est probablement que l’île serve de relais entre les deux. C’est ce que montrent les relevés satellite en tout cas : des avions se posent et repartent. Quelques touristes s’y perdent littéralement de temps en temps.

Elle eut une histoire bien mouvementée par rapport à sa taille. N’est-il pas ? Cela étant, elle continue à être très active aujourd’hui.

Quel est le statut actuel de l’île ? Depuis l’arrêté du 18 mars 1986, Clipperton relève du domaine public de l’État. Jusque-là, l’île relevait du domaine privé. Jusque 2007, l’île était rattachée à la Polynésie française. Elle en fut détachée et fut placée sous l’autorité directe du Gouvernement. L’arrêté du 3 février 2008 délègue l’administration de l’île au Haut-commissaire de la République en Polynésie française qui dispose d’une compétence de police administrative générale sur l’île et ses eaux. Il applique la réglementation particulière en matière d’accès et d’activité, et délivre des autorisations d’accès. De fait, légalement, il s’agit d’une dépendance, et non d’un territoire de plein droit. Il est amusant de savoir que l’île possède un code postal, le 98799. L’arrêté du 15 novembre 2016 créa une aire marine protégée dans les eaux territoriales de l’île. Une loi prévoyant un nouveau statut pour Clipperton fut adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 24 novembre 2016, mais le texte n’a toujours été adopté par le Sénat depuis.

Quelle est la situation géopolitique actuelle ? Elle est encore tendue. Pourquoi se battre pour la souveraineté française de Clipperton ? Il paraît évident que l’enjeu principal est sa Z.E.E. qui offre une zone poissonneuse, dont les droits de pêche ont été temporairement concédés au Mexique par l’accord mexicano-français du 29 mars 2007, renouvelé le 17 janvier 2017, et une zone pouvant contenir des nodules polymétalliques. L’île est au cœur d’une des zones les plus riches au monde en thonidés. L’accord signé par la France est l’un des plus grands scandales de ces dernières années. Le secrétaire d’État à l’Outre-mer, Yves Jégo, annonça lors de ses vœux en 2009 : « On ne peut laisser la Z.E.E. de Clipperton pillée par les pêcheurs mexicains ; cette île ne peut-être mise sous cloche dans un seul souci écologique et ce territoire devrait être valorisé ». Même si sa position resta lettre morte, c’était un grand changement par rapport à quarante ans d’inertie. Pourquoi seraient-ce des Mexicains qui exploitent la totalité des eaux françaises ? Aucun autre pays n’a signé un tel accord avec la France. Néanmoins, la France oublia de répondre à l’appel de la Commission des limites du plateau continental (C.L.P.L.) cette même année. En effet, elle pouvait étendre le plateau continental de Clipperton si elle lui avait remis un dossier avant le 13 mai 2009. Clipperton fait souvent l’objet de vœux pieux.

À l’origine, l’île était un désert entre 1711 et 1897. Ce sont les occupations humaines qui y introduisirent la végétation actuelle. Les Mexicains amenèrent quarante cocotiers et le cochon par exemple. C’est une période qualifiée de « temps du cochon » entre 1897 et 1958. C’étaient des tueurs de crabes. Ce prédateur permit le développement de la couverture végétale. Lors de l’arrivée de l’expédition de Marie-Hélène Sachet, l’armée eut l’ordre d’abattre les porcs, et un nouveau cycle biogéographique s’ouvrit : « le temps du crabe et du fou » entre 1958 et 2001. Puis, en 2001, un bateau s’échoua avec à son bord des rats qui colonisèrent l’île depuis, et qui devinrent de nouveaux prédateurs pour les crabes. C’est par conséquent un espace biogéographique unique à conserver à tout prix. Tout comme en Antarctique, la France devrait investir dans la construction d’une base scientifique permanente, en tout cas c’est ce que suggère Philippe Folliot, son grand défenseur. Néanmoins, ce projet ambitieux est très coûteux : l’île subit six mois de saison cyclonique entre mai et novembre. Cela implique des aménagements colossaux par rapport à l’état actuel de l’île.

Ce n’est pas le premier projet d’aménagement. En 1974, le projet PITON voulait y installer une base thonière. En 1976, la société NACOMA S.A. de Nantes voulut y installer une usine de farine de poisson et y organisait la pêche. En 1986, un ingénieur des travaux publics, Norbert Niwes, constitua la Société d’études, développement et exploitation de l’îlot de Clipperton (S.E.D.E.I.C.) et souhaita y installer une base hautière. Le projet capota et fut enterré profondément.

Pourquoi est-ce si cher ? Il faut créer des infrastructures de base titanesques par rapport à la taille de l’île : construire un vrai aérodrome, aménager un mouillage abrité dans le lagon et prévoir des installations techniques pour l’avitaillement et la révision des navires. Toutes ces installations de base doivent en plus être aménagées pour résister aux puissants cyclones déferlants sur l’île. Bref, de Paris, le Parlement et le Gouvernement n’en voient pas l’intérêt. Pourtant, cela pourrait être un relais important, car les études des projets qui ont échoué montrèrent qu’il était possible d’y aménager un port en eaux profondes.

En conclusion, l’île de Clipperton est oubliée, convoitée, difficile d’accès et un lieu abritant un écosystème unique dont l’équilibre est menacé. Elle doit être préservée. Il faut encourager les missions de Christian Jost. Pour ce, allez voir le site : www.clipperton.fr

« Longtemps considérée comme un point minuscule sur une mappemonde, ou comme une simple curiosité administrative, Clipperton est bien une « micro-planète » qu’il convient de protéger, d’étudier et de valoriser. Il est urgent de sauver la sentinelle Clipperton ! », tel fut le cri d’alarme de Christian Jost en 2015.

Vous pensez avoir tout vu avec Clipperton ! D’ici peu, je vous parlerai de Saint-Pierre-et-Miquelon des années 1920 aux années 1940. Vous apprendrez de quelle manière la souveraineté française a parasité la prohibition nord-américaine.

Maxime Forriez.

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