Dernière mise à jour : le 7 juillet 2013

    L’objectif de ce chapitre est de rassembler diverses définitions connues autour de l’étude des formes en géographie afin d’en fonder une analyse morphologique généralisée. En effet, la géographie à travers la géomorphologie s’est très tôt penchée sur la morphométrie (Baulig, 1959), avant de l’oublier quelque peu. Avec l’apparition des théories de la complexité, un regain pour la morphométrie appliquée à différentes branches de la géographie tant humaine que physique, s’est fait jour.

5.1. La définition de l'analyse morphologique

    Elle se décline en deux termes : morphologie et morphométrie.

5.1.1. Morphologie en géographie

    La morphologie est l’étude des formes. Il existe différents types de morphologies en géographie (Brunet et alii, 1992, p. 338) : la morphologie terrestre (ou géomorphologie) (Derruau, 2001), la morphologie urbaine (Allain, 2005), la morphologie agraire, etc. Cela conduit à la recherche d’une analyse morphologique qui s’efforce « d’isoler [les] formes élémentaires, en commençant par les cas les plus simples, les plus homogènes » (Baulig, 1959, p. 396).

    Alain Reynaud (1971) montra que l’on pouvait aborder la morphologie par quatre méthodes :

  1. le type aristotélicien (ou la primauté de la classification) ;

  2. le type historisant (ou la primauté de la chronologie) ;

  3. le type cartésien (ou la primauté de la causalité) ;

  4. le type structuraliste (ou la primauté de la relation).

Ces quatre voies possibles ont toutes montré leur limite, car aucune d’elles n’a pris en compte le problème essentiel de l’échelle. La limite qui cristallise une forme possède systématiquement des gammes d’échelles d’existence (Martin, 2004). De plus, elles se sont systématiquement heurtées au problème que Jean Petitot (1998 ; 2004) avait appelé « l’obstruction galiléenne ». De ce fait, les formes ont toujours été étudiées en géographie à travers soit une analyse temporelle, soit une analyse spatiale. Toutefois, la mesure de morphologies en géographie a été très tôt envisagée.

5.1.2. Morphométrie en géographie

    La morphométrie, dans son sens le plus général, correspond à l’étude et à l’analyse géométrique et/ou topologique d’un objet, d’une structure. Littéralement, la morphométrie renvoie à la mesure des formes. Il s’agit donc une branche particulière de la morphologie. Quelque part, la morphométrie est née de la nécessité des Hommes de cartographier leur planète. Son lien est par conséquent étroit avec la géométrie. Au fil des siècles, la morphométrie est devenue une annexe à de nombreuses disciplines académiques, en biologie, en minéralogie, en paléontologie, en géographie comme le montre Johnny Douvinet qui réalisa la dernière synthèse sur le sujet (Douvinet et alii, 2007). Elle se développa en fonction des configurations étudiées (espace ponctuel, réseau, surface et volume) ce qui permit la création d’un nombre impressionnant d’indices (Douvinet et alii, 2005) dans lesquels il faudrait remettre un peu d’ordre. Toutefois, comme le soulignait Henri Baulig, « la morphométrie [en géographie] peut rendre des services appréciables à condition qu’elle se propose des problèmes simples et bien définis » (1959, p. 394), du moins en première approche.

    La morphométrie permet d’estimer quantitativement si un objet ressemble à un autre, ou au contraire, s’il s’en éloigne. Plusieurs approches sont possibles : l’approche indicielle, l’approche statistique, l’approche topologique, l’approche géométrique. Bien entendu, elles sont généralement combinées. De plus, on peut mener une analyse des formes soit en termes de dynamique, soit en termes de position. Autrement dit, on retrouve les deux variables du mouvement que sont les variables temporelles et spatiales.

5.2. L'analyse temporelle et spatiale des formes

    Pour réaliser une analyse morphologique, on peut décomposer toute morphologie en morphostructure et en morphodynamique. La première étudie la stabilité ou la stationnarité des formes ; la seconde, leur instabilité ou leur non-stationnarité.

5.2.1. La stabilité et la stationnarité des formes

    L’analyse morphologique est avant tout temporelle en géographie, et particulièrement en géomorphologie (Martin, 2004). Le déploiement d’une forme dans le temps explique sa répartition spatiale ou ses limites, mais dans de nombreux cas, la variable spatiale est tout aussi explicative que la variable temporelle. Par exemple, il est possible de définir une approche morphologique qui serait indépendante du temps, et une approche seulement spatiale. C’est ce que l’on appelle une approche stationnaire.

    L’analyse temporelle des formes soulève deux questions. Comment et pourquoi une forme émerge-t-elle ? Comment et pourquoi une forme se maintient-elle un certain temps ? La première question renvoie la notion de morphogenèse. Le terme « morphogenèse » a été inventé par Goethe. Au sens strict, la morphogenèse correspond à l’apparition d’une forme du vivant. C’est d’ailleurs pour cela que le vocabulaire autour des formes correspond à de nombreux termes du vivant (naissance, développement, mort, etc.). En géomorphologie, par exemple, le cycle de William Morris Davis (1899) est clairement inscrit dans cette analogie : un relief naît, vit et meurt. Toutefois, Alain Reynaud (1971) montra qu’il s’agissait d’un anthropomorphisme extrêmement dangereux. En effet, pour lui, celui-ci est aberrant, car un mouvement tectonique ou une variation du niveau de la mer peuvent « rajeunir » le relief. En effet, la transformation d’une forme physique en une autre ne signifie pas qu’elle vieillit : ce n’est pas un être vivant. D’ailleurs, René Thom (1974) fit la même remarque, et ajouta que la terme « morphogenèse » devait reprendre un sens plus général d’apparition d’une forme (Thom, 1974, p. 252).

    Dans le monde des formes, ce qu’il y a de surprenant est la persistance de celles-ci. René Thom (1974 ; 1991) a essayé de l’expliquer à travers sa théorie des formes prégnantes et des formes saillantes. Pour lui, une forme prégnante résiste au bruit, ou plus généralement au changement. Il s’agit donc d’une morphostructure stable, mais comment expliquer cette stabilité des formes, surtout qu’en géographie, elles sont constamment soumises à des éléments transformants, c’est-à-dire des agents ou des acteurs « poussant » au changement.

5.2.2. L'instabilité et la non-stationnarité des formes

    Le changement est matérialisé par le concept de morphodynamique. Comme cela a été vu, elle renvoie d’abord à l’idée de stabilité structurelle (Thom, 1974 ; 1983). Toutefois, cette stabilité peut être apparente ; elle dépend une nouvelle fois du système de référence que l’on choisit. S’il s’agit d’un processus lent, voire très lent, les évolutions internes d’une forme seront difficilement perceptibles. Cependant, il existe des évolutions brutales, des discontinuités, des « catastrophes » au sens de René Thom qui peuvent faire émerger une nouvelle forme. Dans ce cas, la morphostructure devient instable et est source de nouveautés. La morphodynamique est donc un processus général au cœur des petits et des grands changements de configuration spatiale.

    L’étude de ces morphostructures est au cœur de la géographie structurale de Gilles Ritchot et Gaétan Desmarais (2000). Dans ce cadre, une structure correspond à des « formes abstraites d’organisation, qui ne sont pas réductibles à leurs diverses réalisations matérielles. La géographie structurale relève d’une attitude rationaliste qui distingue soigneusement les objets de connaissance théoriquement construits des phénomènes empiriques accessibles à l’observation. Elle considère ainsi qu’il ne faut pas confondre les structures - qui sont des objets théoriques dont la réalité est rigoureusement démontrée - avec leurs manifestations tangibles. Les structures sont des morphologies abstraites qui émergent dynamiquement du substrat où elles s’incarnent. Elles conditionnent la stabilité et l’intelligibilité de leurs réalisations concrètes » (Desmarais et Ritchot, 2000, p. 11). Autrement dit, c’est la structure qui maintient la stabilité des formes géographiques.

    Toutefois, une autre approche est possible : l’approche systémique qui conduit à s’interroger sur la fonction et sur l’organisation d’une morphostructure (Chorley et Kennedy, 1971 ; Coque, 1993). Une forme est-elle fonctionnelle, ou plus exactement participe-t-elle à l’organisation de la structure spatiale ? Ainsi, la morphofonction et la morphogénique garantiraient l’existence d’une morphostructure. Cela conduit à s’interroger sur l’utilité d’une forme, et à se placer dans une position utilitariste qui peut être dangereuse.

    Cela étant, que l’analyse soit temporelle, ou qu’elle soit spatiale, on doit nécessairement définir une échelle d’observation pour chacune de ces variables. Comme cela a été montré dans la première partie, l’intérêt pour la question des échelles en géographie a été de nouveau porté par la question de l’agrégation « échelles et temporalités ». Les différents manuels ont signalé que les temps de la géographie tant physique qu’humaine avaient des échelles qui s’emboîtent aussi (Grataloup, 1996 ; Reynaud et Baudelle, 2004 ; Volvey, 2005), mais une question reste en suspens : celle correspondant à « échelles et spatialités ».

    L’analyse multi-échelle transcende donc le temps et l’espace, mais également la géographie humaine et la géographie physique. Aussi, il est possible de mener différentes études de formes géographiques de manière multi-échelle (donc fractale), c’est-à-dire à la dépendance d’échelle plus ou moins forte des mesures d’un objet en fonction de sa résolution.

5.3. L'analyse morphologique et les échelles

    Les formes apparaissent et disparaissent. La première partie de cette thèse a essayé de montrer les liens entre formes, limites et échelles : les formes apparaissent grâce à la perception d’une limite. Dans cette thèse, la position qui sera défendue est que l’émergence de ces limites est plus une question d’échelles qu’une question de mouvement. On peut appréhender cette idée à travers l’idée de fond et de forme (Huyghe, 1971). Si on prend l’exemple de l’apparition d’un nuage, cela correspond bien à l’émergence d’une structure « blanche » sur un fond bleu. Toutefois, cette affirmation n’est valable que si l’on se trouve à l’extérieur du nuage, mais si on est à l’intérieur du nuage, il est impossible de percevoir ces limites. Autrement dit, l’opposition fond-forme n’est qu’une question d’échelles. De manière plus subtile, la télédétection confirme à plus d’un titre cette idée. Pour détacher la structure bâtie d’une ville d’un fond multicolore, il faut nécessairement avoir une résolution très fine, car tant que le grain reste grossier, il est impossible d’isoler avec certitude les « pixels de la ville ». Il faut donc mesurer ces effets d’échelles à travers des dimensions fractales, par exemple.

    De plus, il faut bien comprendre que la dimension fractale du fond n’est pas forcément la même que celle de la forme étudiée. Le lien entre fond et forme peut être, en première approximation étudiée à travers la comparaison de leurs dimensions fractales respectives. Ces dernières caractérisent l’espace des échelles au même titre que le temps caractérise le mouvement. Ce sont donc des indicateurs indispensables pour comprendre l’organisation en échelles du monde.







    Pour conclure, on peut proposer un tableau de synthèse (Figure 29) expliquant ce qu’est la morphométrie en géographie générale. Jusqu’à présent, seule la catégorie du mouvement a été prise en considération. Cette thèse essayera d’introduire une nouvelle catégorie : celle des échelles. Ainsi, morphologie et échelle peuvent être étroitement liées par une démarche quantitative. Comme cela a été montré dans le chapitre 4, tous les outils mathématiques existent pour comprendre et pour quantifier ce phénomène. Les chapitres suivants essayeront de l’illustrer.

    Pour ce, différentes analyses multi-échelles en géomorphologie et en géographie urbaine vont être menées. Un premier chapitre permettra d’introduire une analyse purement spatiale d’un réseau hydrographique. Un second, un troisième et un quatrième chapitre feront de même avec une étude morphologique de villes. Toutes ces analyses présenteront une approche spatiale, l’approche temporelle, quant à elle, sera étudiée en troisième partie de cette thèse.

Morphostructure Morphodynamique
Mouvement Temps État stable État instable
Espace État stationnaire État non stationnaire
Échelle Dimension fractale État stable d’échelle État instable d’échelle
Logarithme de la
longueur le long
de la fractale
État stationnaire en échelle État non stationnaire en échelle
Figure 29. Mouvement et échelle en morphométrie










Chapitre 6. L’analyse morphologique du réseau du bassin versant des Gardons

Chapitre 7. L’analyse morphologique des images Landsat des principales villes du monde

Chapitre 8. L’analyse morphologique d'images à résolution variable de la ville d’Avignon

Chapitre 9. Morphologie de l’objet « ville » défini par ses éléments bâtis



Partie 1. Échelles, limites et modèles : la forme en géographie

Partie 3. Morphométrie et analyse spatio-temporelle en géographie

Étude du cas de la répartition des châteaux dans l’espace géohistorique du nord de la France (Picardie et Artois)

Partie 4. Étude multi-échelle de la répartition de l’établissement humain sur Terre